Depuis qu’ils ont provoqué la chute du président Hosni Moubarak, les jeunes révoltés de la place Tahrir rêvaient de démocratie. Ils pensaient échapper à un État intégriste préparé par les Frères musulmans, depuis longtemps à l’affût du pouvoir, et un État policier qui scellerait le retour vers un passé de tyrannie et d’humiliation au quotidien. Le « chaos organisé » qui s’est installé depuis dix-huit mois dans le pays a eu raison de leur espérance en ne leur offrant que deux options : la peste islamiste ou le choléra militaire. Au final, ils ont eu l’un et l’autre. En les mettant hors course, l’armée aura pris sa revanche sur la place Tahrir, l’épicentre du séisme qui avait emporté Moubarak, devenue au fil des jours un théâtre de l’utopie laïque et libérale aspirant à transformer le pays en État civil, démocratique, ouvert et transparent.
Après dix-huit mois de vide à la tête de l’État, les militaires ont brutalement signifié aux protagonistes qu’ils ne céderaient pas le pouvoir à quelque heureux élu que ce soit. Sur l’autre bord, les Frères musulmans ont répliqué qu’ils ne renonceraient pas à leur projet quasi centenaire de gouverner le pays selon les codes ancestraux de la charia islamique. Au-delà du résultat de la présidentielle, dont le deuxième tour a eu lieu les 16 et 17 juin, le bras de fer séculier entre les deux principales forces politiques du pays est appelé à se poursuivre.
La jeune « révolution » a péché par immaturité, naïveté ou inconscience, ouvrant à ses adversaires un boulevard derrière l’autre. Son sort a été scellé en deux temps trois mouvements. Profitant de la singulière aptitude à la division des « enfants de Tahrir », excédé par leurs vaines incantations alors que l’économie se délitait (tourisme en panne, entreprises à l’arrêt, investissements en berne, Bourse en chute libre), le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) a frappé fort. Il a prononcé la dissolution de l’Assemblée élue en fanfare en janvier dernier et, dans la foulée, a frappé de nullité deux résolutions majeures prises par elle durant sa courte vie : l’interdiction faite aux barons de l’ancien régime de se présenter au suffrage universel, et la formation d’une commission monocolore islamiste pour la rédaction d’une nouvelle Constitution censée marquer l’avènement de la IIe République.
« Si ce n’est pas un coup d’État, je ne m’y connais plus ! », s’est exclamé Ahmed Abou Taleb, un général de la vieille garde à la retraite, familier du sérail. Groggy, la place Tahrir n’a pas bougé. Les Frères musulmans ont fini par se rallier à la nouvelle donne en avouant leur échec à s’installer au pouvoir par effraction. Ayant plus à perdre qu’à gagner en s’opposant frontalement aux militaires, ils ont préféré garder l’acquis engrangé à chaud après le départ de Moubarak. À savoir leur légalisation en tant que parti politique, sous le nom de Parti de la liberté et de la justice (PJL), pour la première fois depuis la naissance de la confrérie en 1928, sous la férule de l’instituteur exalté Hassan el-Banna. Mais leur victoire, si elle prend une allure de revanche sur l’institution qui s’est mise en travers de leur route vers le pouvoir depuis plus de soixante ans, a aussi un goût amer. Les militaires n’ont pas lâché la présidence avant d’encadrer les pouvoirs de l’élu islamiste. Ils se sont ménagé un filet de sécurité aussi bien sur le plan extérieur (déclarer la guerre ou faire la paix) que sur le plain intérieur (lutte contre la subversion). Au cas où.
Le président « élu » – en fait coopté par les généraux à l’issue d’une interminable palabre – ne pourra rien entreprendre sans l’aval des généraux. Pour une période transitoire indéterminée, ils seront les seuls maîtres à bord. Selon le politologue Hassan Nafaa, le nouveau chef d’État « entre au palais présidentiel dans d’un vide légal et constitutionnel terrifiant ». Il reviendra aux généraux de lui assigner son « rôle et sa place », au risque d’en faire une marionnette.
Pour les jeunes révoltés de la place Tahrir, l’arrivée au pouvoir d’un islamiste même encadré par les militaires, reste une énorme désillusion. Si un scénario de violence n’est pas tout à fait écarté, l’Égypte n’en est pas moins revenue à leurs yeux à une ère que beaucoup d’Égyptiens croyaient révolue.