La laïcité et la démocratie sont-elles solubles dans l’islam dit politique ? Depuis l’arrivée au pouvoir, au pays d’Atatürk, de l’AKP, le Parti de la justice et du développement (Adaletve Kalkınma Partisi), un parti islamiste qui affirme vouloir respecter la laïcité tout en la grignotant progressivement, la Turquie était présentée par les pays occidentaux comme un modèle de cohabitation entre islam politique et démocratie. Un exemple à suivre par les autres pays arabes et musulmans. La vague des changements spectaculaires qui ont, ces dernières années, renversé les ordres établis dans de nombreux pays arabes, emportant des régimes autoritaires qu’on croyait inamovibles, comme en Tunisie, Libye, Égypte et au Yémen, une vague baptisée « printemps arabe », a donné plus de force à cet argument. Il faut reconnaître cependant que les promoteurs de ce « modèle » se recrutaient surtout parmi les pays occidentaux qui ont longtemps soutenus les régimes autoritaires emportés mais aussi la Turquie de l’AKP, dont les affinités idéologiques et le soutien matériel et logistique à la Confrérie des Frères musulmans n’est plus à démontrer.
Les mouvements et les partis islamistes (Frères musulmans et salafistes de tout poil) qui avaient été systématiquement exclus du pouvoir, du moins formellement, ont trouvé dans cette vague une aubaine. Dans au moins trois des pays arabes où le pouvoir a changé de main (Tunisie, Égypte et Libye), ce sont les islamistes qui ont assuré la relève. Nous étions les premiers à le constater en consacrant à ce phénomène de nombreux articles dont un dossier intitulé « Printemps arabes ou hivers islamistes ? »
Les chancelleries occidentales, les intellectuels arabes, les arabisants, les islamologues et les médias mainstream qui avaient bataillé dur comme fer pour nous faire avaler cette supercherie ont-ils fait preuve de myopie géopolitique ? Ces mêmes politiciens et idéologues qui n’avaient pas lésiné sur les superlatifs pour nous vendre les bienfaits de ce divin « modèle turc » refusaient paradoxalement, pour des raisons diverses, l’entrée de cette Turquie mythifiée dans l’Union européenne !
Mais en quoi consistait au juste le modèle qu’on peut, depuis l’éclatement du « printemps turc », classer, sans risque d’être démenti, dans le dictionnaire des idées reçues et des impostures ?
L’AKP a bâti son ascension et son aura sur plusieurs acquis. Il s’est présenté comme un bon gestionnaire, cherchant à moraliser la vie politique en s’attaquant au fléau de la corruption. Il a ainsi réussi à dynamiser l’économie tout en préservant la paix sociale. Il s’est surtout présenté comme respectueux des dogmes de la laïcité. L’appétit venant en mangeant, le « démocrate » Erdogan a commencé à se prendre pour un nouveau sultan néo-ottoman. Les institutions républicaines ont été malmenées : la démocratie selon l’AKP se traduit dans les faits par une dérive autoritaire sans précédent, la mise au pas de l’armée, jusqu’ici gardienne de la Constitution laïque, avec l’emprisonnement, après des procès expéditifs, de dizaines de généraux et du départ forcé des principaux chefs de l’armée. Plusieurs dizaines de journalistes sont également derrières les barreaux, sans parler des milliers de prisonniers politiques, majoritairement kurdes, mais aussi de l’extrême gauche. N’ayant pas reçu l’aval du Parlement pour amender la Constitution, Erdogan envisageait, en bon populiste et démagogue, de l’amender par voie référendaire. Cela lui aurait permis d’évoluer vers un régime présidentiel encore plus islamisant. Il se voyait déjà comme le futur président.
Sur le plan extérieur, le « modèle turc » reposait sur la fameuse doctrine d’Ahmed Davutoglu, le ministre des Affaires étrangères « zéro ennemi ». Il s’était ainsi réconcilié avec tous les États voisins avec qui la Turquie des généraux avait des relations conflictuelles. Aujourd’hui, avec le retournement spectaculaire d’Erdogan contre son « ami » Kadhafi et surtout contre la Syrie avec laquelle il avait conclu un partenariat stratégique, cette doctrine a volé en éclats. Ce qui a amené le président syrien Bachar al-Assad à ironiser : « Le zéro ennemi est réduit à zéro en éthique, zéro en crédibilité, zéro en amitié et zéro en politique. »
Le modèle turc ne convainc plus grand monde. Il a perdu le monde arabe sans gagner l’Europe. Son implication directe dans le conflit syrien – majoritairement rejetée par la population turque – s’est retournée contre lui. Le chaos qu’il a favorisé en Syrie est en train de gagner la Turquie.
En voulant accélérer l’islamisation de la société et accentuer le caractère autoritaire et personnel du régime, il a surtout provoqué une révolte générale dont l’étincelle est partie de la place Taksim, à Istanbul. La répression féroce de cette intifada, qui n’a rien à envier à celles des autres dictatures honnies, sonne le glas de l’imposture nommée « modèle turc ». Il est prématuré de parler d’un « printemps turc », mais il ne fait pas de doute que les indignés de la place Taksim ont enterré à jamais ce « modèle turc » et engagé la fin politique du sultan Erdogan !