De nombreux chercheurs, intellectuels et écrivains d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et du Moyen-Orient notamment, ont participé à la rencontre d’Alger organisée du 25 au 30 septembre 2013 par l’Agence algérienne pour le rayonnement culturel (AARC), en collaboration avec le Forum mondial des alternatives (FMA) et le forum du Tiers-monde (FTM) et en partenariat avec la Bibliothèque nationale d’Algérie. Samir Amin a dirigé les travaux qui ont abordé un large éventail d’angles de recherche.
Les échanges ont pivoté autour de l’axe central du « projet souverain ». C’est-à-dire la nécessité pour les peuples et les États du monde contemporain de réorganiser leurs choix de politiques (économique, social, culturel, de gestion des pouvoirs, etc.), d’une manière qui leur permette de prendre des distances à l’égard de la mondialisation imposée unilatéralement par les monopoles des centres impérialistes de la triade historique (États-Unis, Europe, Japon) et toujours dominante. De s’élever au rang d’acteurs actifs dans le façonnement du monde, d’amorcer des formes de développement nouvelles, justes et durables.
Le colloque a permis de faire un tour d’horizon des multiples facettes de ce défi d’ensemble que constitue la construction d’un « projet souverain », et de définir des moyens de politiques économiques mettant un terme aux processus de dépossession et de paupérisation propres aux logiques du capitalisme, garantissant en contrepoint un partage des bénéfices du développement favorable aux classes populaires. Il a aussi permis de définir des moyens de l’exercice du pouvoir politique ouvrant la voie à la démocratisation réelle et progressive des sociétés, ainsi que des moyens garantissant le respect de la souveraineté des peuples et des États, ouvrant la voie à une mondialisation polycentrique négociée et non imposée unilatéralement par les plus puissants à leur seul profit.
Les débats ont permis de constater que les « projets souverains » des pays du Sud dits « émergents », au-delà de la diversité de leurs formulations, de la réalité de leur mise en œuvre et de l’efficacité de leurs résultats, sont tous très en deçà des exigences d’un développement social qui sorte des sentiers tracés par la logique fondamentale du capitalisme, elle-même fondée sur des formes de développement des forces productives qui sont destructrices des êtres humains et de la nature.
Nouvelle étape de l’expansion du capitalisme ?
Un regard jeté rapidement sur la réalité immédiate inspire l’idée que nous entrons dans une nouvelle étape de l’expansion du capitalisme à l’échelle mondiale. On observe des taux de croissance élevés dans les pays émergents en particulier, faisant contraste avec des taux voisins de zéro dans les centres historiques (États-Unis, Europe et Japon). Cette expansion du capitalisme se concrétise donc par un transfert progressif de son centre de gravité de la vieille Europe et des États-Unis vers l’Asie et l’Amérique du Sud. Les historiens considéreront qu’il s’agit là d’un retour à la normale : la Chine et l’Inde représentaient en 1800, à la veille de la révolution industrielle, une proportion du PIB de la production mondiale à peu près équivalente à leur population. Les premières places que ces pays occupaient sur la scène mondiale ne leur ont été ravies qu’à une époque très récente, au cours du xixe siècle. Le gap nord-sud est récent, mais il est devenu prodigieux.
La thèse de l’expansion du capitalisme est correcte sur un point fondamental : effectivement, les voies et moyens empruntés par tous jusqu’à présent ne font que reproduire les méthodes du système productif du capitalisme historique qui a créé et permis aux pays développés d’être ce qu’ils sont aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire. Et de le reproduire intégralement, quel que soit le cadre politique, démocratique ou pas, quel que soit le cadre social acceptant les ravages de la paupérisation les plus abominables ou largement atténués par des politiques sociales. C’est une expansion qui développe les forces productives en même temps que des forces destructrices de la nature, réduit le citoyen au statut d’observateur de la télévision et de consommateur, annihilant par là même toute authentique expression de la liberté individuelle.
Or, ce modèle de développement destructeur n’est remis en question nulle part, ni au centre ni à la périphérie. Il ne l’avait pas été au cours du xxe siècle dans les périphéries qui se sont libérées à des degrés divers du joug impérialiste et même du joug capitaliste, c’est-à-dire dans les socialismes historiques de l’Union soviétique, de la Chine et d’autres pays.
Néanmoins, et dans le cadre de ce jugement global sévère, il y a des variantes dont on ne peut ignorer la portée. On ne peut pas dire que les réalisations de la Chine ou de l’Équateur ne sont pas différentes de celles de la Colombie ou de du Pakistan ! Il y a donc des variantes… selon que ces tentatives, ces avancées sont inspirées par la volonté de construire un projet souverain, ou en contrepoint s’inscrivent simplement dans la soumission aux exigences dominantes globales qui imposent de s’ajuster à un modèle de sous-traitance capitaliste (ce que j’ai appelé le « lumpen développement »).
Entre le projet souverain idéal, qui n’existe pas, et la sous-traitance pure et simple, qui est le cas de la majorité des pays du continent africain et du monde arabe contemporain, il y a souvent une association d’éléments de projets souverains avec les stratégies des politiques d’ajustement à la sous-traitance dans le cadre impérialiste. On ne peut faire abstraction de ces nuances. Le défi n’est pas identique pour les peuples victimes du lumpen développement sauvage et pour les autres, qui bénéficient du développement d’ensemble de leur société. Il s’agit là de différences importantes qui garantissent plus de légitimité et de stabilité dans certains cas, beaucoup moins ou pas du tout dans d’autres.
L’argument qui est avancé pour justifier, encore aujourd’hui, les choix dominants dans le cas de projets souverains cohérents est qu’il n’y a pas d’autres moyens de développer les forces productives : on ne peut rattraper qu’en copiant. C’est la voie facile et peut-être historiquement nécessaire jusqu’à un certain point. Cet argument est à la fois juste et faux : pour rattraper, il faut copier jusqu’à un certain point même si l’on sait – et on ne le sait pas toujours – que cette option comporte des aspects négatifs.
Dans la révolution russe et ensuite dans la révolution chinoise, beaucoup plus que chez nous dans les expériences comme celles du nassérisme ou de l’Algérie de Boumediene, il y a eu au moins un début de lucidité. Elle avait amené les partis révolutionnaires à penser qu’il fallait à la fois rattraper et faire autre chose, c’est-à-dire construire des rapports de production socialistes. Mais, progressivement, l’objectif exclusif du rattrapage s’est imposé, et « faire autre chose » a été graduellement oublié. C’est grave, et je crois que si les termes de « socialisme » et « communisme » ont perdu la force d’attraction qu’ils avaient il y a cinquante ans aux yeux des classes populaires à travers le monde, c’est justement parce que les circonstances ont obligé à donner la priorité absolue au rattrapage.
Quel est alors notre projet ?
Le projet auquel nous voudrions contribuer est celui d’une utopie créatrice. Il est bon de savoir ce qu’on veut en définitive, même si les expériences historiques prouvent que l’avenir n’est jamais exactement ce qu’on avait imaginé à l’avance. Les générations qui se succèdent apporteront du nouveau, qui n’était pas envisageable auparavant. On peut si l’on veut donner un nom en anglais à cet avenir, à cette perspective : value based development, ou encore un développement fondé sur un corpus de valeurs morales, éthiques, sociales qui intègrent la démocratie, la liberté et l’égalité, la solidarité, etc. Pour moi, cela s’appelle le « communisme », celui que Marx avait imaginé.
Cela veut dire beaucoup de choses, et, entre autres, que le « socialisme sera écologique ou ne sera pas », comme l’a écrit Elmar Altvater. Cela veut dire que nous devons intégrer dans la critique des modes d’organisation de la production et de la destination de consommation de cette production toutes les exigences du respect de l’écologie. De la même manière, le socialisme sera démocratique ou ne sera pas. Il doit aller au-delà des expériences historiques des socialismes d’État. Le socialisme d’État, ou le national-populisme d’État a graduellement perdu une bonne part de sa légitimité aux yeux des classes populaires. Il n’avait pas perdu sa légitimité tant qu’il était capable de donner des résultats en termes d’amélioration des conditions de vie des peuples concernés. Mais lorsque, atteignant ses limites historiques, il s’est essoufflé, il a fini par la perdre. Cela est vrai pour l’Égypte nassérienne, l’Algérie de Boumediene, le Mali de Modibo, la Tanzanie de Nyerere, le Ghana de Nkrumah. Mais également pour le socialisme d’État soviétique ou celui de la période maoïste en Chine.
Ce socialisme d’État a alors été renversé brutalement en faveur de la mise en place d’un capitalisme privé : c’était l’objectif stratégique des thérapies de choc et de l’ajustement structurel. La thérapie de choc mise en œuvre par Eltsine et Gorbatchev en Russie a été dénoncée par beaucoup d’intellectuels comme une stupidité remarquable. En fait il s’agissait d’une stratégie intelligente pour ouvrir la voie au capitalisme privé. Dans d’autres pays, en Asie, en Afrique et dans le monde arabe, les mêmes classes dirigeantes qui avaient été les bâtisseurs de projets souverains réels, en dépit de leurs limites, se sont converties au capitalisme privé pour rester au pouvoir. Dans d’autres cas, le socialisme d’État s’est transformé en capitalisme d’État. Je fais référence ici aux pays qui ont refusé de se soumettre intégralement aux recettes du néo-libéralisme, de la privatisation, etc. : la Chine, le Vietnam, Cuba. Dans tous les cas nous sommes confrontés au même défi : la vision et la pratique du développement de forces productives dans le socialisme d’État/capitalisme d’État ne sont pas fondamentalement différentes de celles du capitalisme privé. Mais il y a une différence qui fait que le défi, en termes politiques et sociaux, ne se pose pas dans ces mêmes. Car l’objectif stratégique de l’impérialisme est de détruire toute aspiration à l’autonomie des initiatives des peuples et des États.
Que faire aujourd’hui, dans l’immédiat ?
Supposons même que nous tombions tous d’accord sur cet objectif lointain. Aujourd’hui, dans l’immédiat, quels sont les défis à relever pour s’engager dans cette voie ? Les classes dirigeantes des pays occidentaux ont compris qu’elles ne pouvaient maintenir leur domination, à l’origine des super profits et des rentes de monopole du capital autrement que par le moyen du contrôle militaire de la planète. Pour notre région, le Grand Moyen-Orient, cet objectif implique la destruction de nos sociétés, l’annihilation de la capacité des États à refuser la soumission au « néo-libéralisme ». L’islam politique réactionnaire, celui des Frères musulmans et des salafistes, est un allié de choix pour les promoteurs du nouveau projet impérialiste. Borné intellectuellement et opportuniste dans son comportement, l’islam politique réactionnaire est le garant de la destruction de nos sociétés. Si le Front islamique du salut avait pris le pouvoir, il n’y aurait plus d’Algérie. Si le pouvoir des Frères musulmans avait duré dix ans, il n’y aurait plus d’Égypte. En témoigne également la destruction de l’Irak, de la Libye. Ce danger ne concerne pas seulement le monde arabe. Le Mali est menacé de la même manière, comme le furent la Somalie et l’Afrique centrale. Mettre en échec le projet de contrôle militaire de Washington et de ses alliés conditionne toute avancée ultérieure.
L’amorce d’un autre développement commence par la mise en place du meilleur (ou du moins mauvais) des projets souverains possibles dans une première étape, en acceptant les limites de n’importe laquelle des avancées révolutionnaires. Toute ma sympathie va vers les avancées révolutionnaires réalisées en Amérique latine, même si je prends la mesure des dangers de recul, qui pourraient être dramatiques. Il faut aller doucement, ne pas condamner une avancée sous prétexte qu’elle n’a pas réalisé le « communisme de l’an 3000 », s’autoriser à qualifier ses auteurs de traîtres ! et faire ainsi le jeu de l’impérialisme.
Il s’agit donc de penser un projet souverain réel, qui s’inscrit dans un héritage historique. Avant de justifier ou condamner, il faut essayer de comprendre. Et on ne peut pas comprendre la Chine ou un quelconque autre pays en faisant abstraction de son histoire, des défis réels auxquels il a été confronté dans les différentes étapes de son histoire.
L’amorce d’un projet souverain implique une prise de décision et des programmes économiques précis. Ce n’est pas une clé qui ouvre toutes les portes, un « blue print », comme les ordonnances de la Banque mondiale qui proposent le « libéralisme » comme médicament universel, en fait une médication qui rend tout le monde malade !
Sortir du néo-libéralisme par des politiques économiques qui permettent plus de justice sociale, améliorent réellement les conditions de travail, offrent plus d’éducation, de santé. On ne peut pas faire cela avec la recette néo-libérale, nulle part. Pas même dans les pays opulents, en dépit des coussins de sécurité dont ils disposent. Comment cela pourrait-il être le cas dans un pays quelconque du Sud ?
Un projet souverain digne de ce nom crée et renforce la base populaire qui le soutient, condition de son succès. Un régime qui n’a pas de base populaire reste vulnérable. Y compris aux attaques militaires le cas échéant. C’est la situation dans laquelle se trouvait l’Irak après des décennies de dictature de Saddam Hussein. Et on ne peut pas conquérir cette légitimité par la seule magie d’une rhétorique nationaliste (ou parareligieuse – la résistance des musulmans à l’agression de l’impérialisme occidental et chrétien). On ne peut le faire que sur la base d’un projet de développement authentique : la démocratisation est indissociable du progrès social.
Bandung avait donné le signal de la reconquête de notre indépendance. C’est encore la reconquête de notre indépendance dans les conditions d’aujourd’hui qui est à l’ordre du jour. Le projet souverain, en rompant avec la pensée unique néo-libérale et les diktats de la mondialisation financière, permet d’amorcer des avancées sociales, la reconstruction d’un monde polycentrique négocié respectueux des souverainetés nationales, et de préparer ainsi les conditions les plus favorables pour aller de l’avant dans l’invention d’une civilisation nouvelle, respectueuse de l’écologie et de l’être humain.