Qualifié d’acte de génocide par l’Assemblée générale de l’Onu, le massacre de Sabra et Chatila des 17 et 18 septembre 1982 reste aujourd’hui impuni, comme si l’affront fait à cette humanité égorgée, éventrée, dépecée nécessitait une amnésie collective. Le champ d’un génocide ? « Non : un abattoir », dit le journaliste Jacques-Marie Bourget qui, avec le photographe Marc Simon, se trouvait au cœur du drame. Trente ans après, il témoigne de ces heures sombres qu’il nous importe enfin de regarder dans les yeux (1).
À l’automne 1982, quelle est la situation politico-militaire au Liban ?
La situation politique au Liban est celle d’un pays dévasté par les envahisseurs qui ont provoqué la mort de 25 000 personnes. Seul le clan chrétien, programmé par Israël et les États-Unis pour prendre en main le pays, est épargné.
Aviez-vous le pressentiment que de graves événements allaient s’y dérouler ?
Non, puisque la chose était déjà faite. En fait l’horreur de Sabra et Chatila en a masqué une autre : le massacre du Liban lui-même.
La Force multinationale et à sa tête la France, censée protéger les camps palestiniens, quitte le terrain le 11 septembre, et l’unité d’élite Sayeret Matkal israélienne y pénètre dès le 15 septembre, racontez-vous. Ce massacre était-il programmé ?
Je n’ai pas de preuves, mais un faisceau d’éléments indique que si la Force multinationale, dont l’armée française, s’est retirée de Beyrouth, c’est sous la pression d’Israël via les États-Unis. Sharon et le gouvernement de Tel-Aviv voulaient vraiment « régler » (une fois de plus !) le problème palestinien. Liquider les « terroristes », c’est-à-dire les 2 000 combattants censés être encore présents dans les camps et chasser les civils, par la peur, vers l’Irak, la Syrie ou la Jordanie. On ignore ce qui a pu se passer dans la tête de Sharon et d’Eytan, son chef d’état-major. Avaient-ils réussi à s’auto-convaincre qu’il y avait des fedayin à Beyrouth ? La besogne du Sayeret Matkal aurait été de les tuer comme ils ont tué, comme l’affirme Alain Ménargues (2), un certain nombre d’intellectuels ciblés par une liste très précise…
En dépit des démentis israéliens niant la volonté d’entrer dans les camps, il est clair que ce projet existait puisque nous avons retrouvé un plan de Tsahal, daté du 17 septembre, indiquant la manœuvre à suivre pour investir Sabra et Chatila. Ce qui est clair, c’est qu’une bonne partie du « nettoyage » des camps a été confiée aux phalangistes chrétiens considérés par Eytan comme « une partie intégrante » de l’armée israélienne. Si l’on suit cette doctrine à la lettre, c’est donc l’armée israélienne qui a commis les massacres.
Comment expliquer le silence encore actuel sur ce massacre, les estimations vagues sur le nombre de victimes (de 500 à 5 000) ?
Le silence actuel est le résultat d’une vérité établie très tôt par la commission israélienne Kahane. Pour résumer : « Seuls des Arabes ont tué des Arabes. » Bien sûr, les officiers et surtout leur patron Sharon avaient manqué de prudence…, mais rien de plus. Le travail de cette commission, où le pays coupable se juge lui-même, est un déni de justice. Il a établi la doxa et justifié le silence qui a suivi. Plus tard, la justice belge, forte de la compétence internationale qu’elle s’était donnée en matière de crimes et génocides, a été obligée de faire marche arrière, menacée du retrait du siège de l’Otan établi à Bruxelles. La Cour pénale internationale et autres tribunaux pénaux internationaux ont été trop occupés à juger, en exclusivité, des ennemis de l’Occident.
« Sabra et Chatila n’a pas été le champ d’un génocide, juste un abattoir », écrivez-vous.
Je veux dire que dans le cas d’un génocide reste une sorte de sanction possible, suspendue dans le temps. Là, à Sabra et Chatila, on sent dès le départ l’impuni inscrit dans le crime : il fait partie de lui.
Les preuves du rôle d’Israël dans ce massacre ont-elles été établies ? Une carte d’identité israélienne a notamment été retrouvée dans le camp…
Elles n’ont jamais été établies par un tribunal, mais elles sont maintenant connues. Sharon tient le premier rôle, mais ses amis du gouvernement avancent masqués derrière lui. Il est vrai que la carte d’identité d’un sergent israélien a été retrouvée dans le camp. Nous, nous avons trouvé de la nourriture empaquetée dans des emballages portant des inscriptions en hébreu. Nous avons aussi retrouvé une caisse de munitions pour M16, cartouches produites en Israël et utilisées par Tsahal qui, contrairement aux phalangistes, ne possèdent pas de kalachnikovs. Un témoin nous rapporte avoir, sous ses fenêtres, entendu parler l’hébreu. Le gouvernement d’Israël voulait une alliance avec les chrétiens, elle passait par la liquidation des Palestiniens. Ensuite, cela aurait été le règne d’une entente cordiale entre Beyrouth et Tel-Aviv.
Les phalanges libanaises et de l’Armée du Liban Sud : milices supplétives des Israéliens ?
Il n’est pas besoin d’épiloguer. Je répète les paroles d’Eytan : « Les phalangistes sont nos hommes, nos troupes. »
Dans votre livre, l’Onu semble dépassée par l’horreur. L’envoyé de l’Unicef ne sait plus quoi faire, ni dire…
L’Onu, comme toujours au Liban, a capitulé. Elle s’est contentée de mise en garde humanitaire. Avec un sursaut final : la condamnation du massacre considéré comme un génocide par l’Assemblée générale. L’Onu a vraiment été « un machin ».
« Accessoire de carnaval, notre masque d’hommes de l’Ouest est un grimage de monstre », écrivez-vous. Parlant au nom de la France, Régis Debray, alors conseiller diplomatique de Mitterrand, vous dit que rien n’a pu être vérifié… Pensez-vous que la France et l’Occident ont choisi la politique de l’autruche ?
La France, personne ne l’a évoqué, joue un sale rôle dans cette page d’Histoire. D’abord elle protège le cœur de Beyrouth et les camps. Puis elle démine et détruit le système de défense construit par les Palestiniens et leurs amis des forces progressistes libanaises. Une fois le travail fait, la France se retire sans préavis, en contradiction avec les accords pris, puis livre le terrain aux Israéliens. Le crime commis, la troupe française revient le 22 septembre pour aider les phalangistes qui vont à nouveau dans les camps afin d’y capturer de nouveaux otages palestiniens, que l’on ne reverra jamais. Alerté, Debray, alors à l’Élysée, a fait ce qu’il a pu. C’est-à-dire pas grand-chose… Depuis, un crime de génocide, c’est-à-dire imprescriptible, n’a jamais été jugé.
VSD vous envoie au Liban pour ramener quel type d’infos ?
On ne m’a pas envoyé pour sélectionner un type d’information, mais pour relater ce que je voyais.
Mais que pensez-vous de la « distance » prise par les médias français de l’époque ? Le journaliste Daniel Bilalian, d’Antenne 2, prend son lot d’images au Liban puis s’en va. La mort de Grace de Monaco occupe toute la place. Le 14 septembre, Bernard Langlois, présentateur du journal télévisé de la même chaîne, est licencié pour avoir qualifié ce décès d’« histoire de royaume d’opérette sur un caillou cossu » moins important que l’assassinat, survenu le même jour, du président libanais Bachir Gémayel.
C’est vrai que, au cœur de l’émotion, c’était étonnant de voir un journaliste de la télé française éprouver un ras-le-bol devant ces images de guerre qui avaient l’air de la déranger (3). L’armée française a réagi comme lui : tous les rapports que vous pouvez lire dans les archives de l’armée sur le Liban de cette époque sont exclusivement une déclaration d’amour faite aux chrétiens. L’épisode de la mort de Grace Kelly a vraiment été saugrenu, le choc de l’Histoire. Bien sûr que la disparition de la princesse a occulté, en partie, l’horreur de Sabra et Chatila.
Et le travail de désinformation qui a suivi le massacre, ces Commissions mises en place qui n’ont servi à rien ?
J’ai évoqué le rapport Kahane qui a, habilement, annihilé toute émotion et volonté de poursuite, « la démocratie israélienne ayant fait le travail pour tout le monde ».
Vous dites que souvent, le journaliste cherche l’info qui convient à la ligne éditoriale de son journal ou à son patron. Est-ce valable, aujourd’hui, pour la couverture médiatique de la Syrie ?
À l’époque, la recherche de l’information pour convenir au patron de presse n’avait pas atteint le caractère systématique qu’il a aujourd’hui. Maintenant, le plus souvent et à son insu, le reporter cherche à conforter sur le terrain les a priori des éditorialistes de son journal. Le métier de journaliste est devenu fragile. Il faut garder son job et ne pas se poser la question d’une information complexe. Dans les écoles de journalisme, on apprend très vite à distinguer les bons (ceux qui conviennent à l’Occident), des méchants (qui contrecarrent le même Occident). Tout cela se fait sans mauvaise conscience puisque la philosophie des droits de l’homme et du droit d’ingérence y est un credo incontestable. Prenez l’origine sociale des journalistes d’aujourd’hui : ils sont tous issus de la bourgeoisie qu’ils ont pour rôle de reproduire. Montrez-moi des confrères issus des classes laborieuses…
Le traitement médiatique de la Syrie marche dans le moule. À Bagdad, j’ai vu le drame se produire avec le démantèlement d’un pays qu’il fallait débarrasser de son dictateur et de ses armes de destruction massive. Ici, il faut liquider Bachar après avoir eu la peau de Ben Ali et de Kadhafi. Mais que dire… Moi-même qui, à mon tout petit niveau, a toujours combattu tous les dictateurs, je serais en train de poser la question de l’opportunité de virer Assad. Ce serait du masochisme. En fait la question est la suivante : détruire les pouvoirs autoritaires ? Oui bien sûr. Mais pour mettre à leur place des fous de Dieu stipendiés par l’Arabie Saoudite et le Qatar, les États-Unis les poussant à agir ? Non bien sûr. Pourquoi cette révolution islamique voulue par les États-Unis ? Toujours la vieille analyse de Marx, le besoin d’opium pour le peuple. Et la volonté d’établir une égalité philosophique : en la personne d’un intégriste religieux, le diplomate américain, lui-même baigné du « in God we trust », trouvera un interlocuteur pacifié par Dieu, capable de la comprendre.
Pourquoi avoir attendu trente ans avant de publier ce livre ?
Nous avons attendu trente ans parce que, avant la proposition d’Érick Bonnier et d’Encre d’Orient, personne n’a accepté de publier notre travail. Par ailleurs, nous assistons à une véritable criminalisation de tout ce qui touche au soutien des Palestiniens. Combattre l’injustice dont ils sont victimes, demander l’application des décisions de l’Onu, c’est être « rouge-brun », antisémite.
Au Liban, une loi interdit depuis 1991 de rechercher et poursuivre les criminels de Sabra et Chatila. Comment l’interprétez-vous ?
Le Liban interdit la poursuite des criminels de Sabra et Chatila comme la France interdit la poursuite des criminels, même les plus emblématiques, de la guerre d’Algérie et de l’OAS.
En 2002, Elie Hobeika, appelé le bourreau de Sabra et Chatila, meurt dans un attentat à la voiture piégée à Beyrouth. Il devait témoigner deux jours plus tard à Bruxelles, à l’occasion d’une plainte déposée contre Sharon par des survivants des massacres. Cela a-t-il un lien à votre avis ?
La mort d’Hobeika, qui se disait prêt à donner sa vérité à Bruxelles est troublante.
Vous avez été victime d’une tentative d’homicide de la part de l’armée israélienne en octobre 2000. Une punition pour votre engagement ?
J’ai été très gravement blessé par un agent israélien qui m’a logé une balle dans le poumon en tentant de m’assassiner, se rendant par là coupable de terrorisme (4). L’affaire est compliquée : il s’agissait d’une punition après que je me fus procuré un document secret du Shin Beth.
(1) Sabra et Chatila, au cœur du massacre, de Jacques-Marie Bourget, photographies de Marc Simon, Éd. Érick Bonnier, collection Encre d’Orient, 2012, 150 p., 21 euros.
(2) Alain Ménargues, journaliste et écrivain français, était correspondant de Radio France à Beyrouth en 1982. Il est notamment l’auteur de Les Secrets de la guerre du Liban, Du coup d’État de Béchir Gémayel aux massacres des camps palestiniens (Éd. Albin Michel).(3) Pour la petite histoire, c’est ce même Daniel Bilalian qui, de retour du Liban, remplacera Bernard Langlois au journal télévisé d’Antenne 2.
(4) Blessé par balle au poumon le 21 octobre 2000, alors qu’il couvrait la seconde Intifada à Ramallah pour Paris-Match, Jacques-Marie Bourget avait été opéré sur place, après le refus de l’armée israélienne de le transférer. Il subit aujourd’hui une infirmité permanente évaluée à 45 %. L’expertise de la balle, qui a été retirée le 29 juin 2001, a établi qu’elle était de fabrication israélienne et qu’elle avait été tirée d’un fusil d’assaut M16, une arme utilisée par l’armée israélienne. Faisant suite à la plainte du journaliste, une ordonnance de non-lieu a été prononcée le 24 mai 2011, soit plus de dix ans après les faits. Le refus de collaboration des autorités israéliennes – malgré la convention bilatérale d’entraide judiciaire signée entre la France et Israël – a fondé la décision du juge d’instruction de ne pas poursuivre l’enquête. À noter que les médias de l’époque sont restés étrangement silencieux sur cette décision.
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