Pour nos lecteurs internautes, l’éditorial du numéro de mai d’Afrique Asie.
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À peine a-t-il imposé une Constitution adaptée à sa mégalomanie, en foulant aux pieds les principes les plus élémentaires du droit, de la liberté d’expression et de la démocratie, que le nouveau sultan turc s’autorise à disserter sur l’avenir de la démocratie en Syrie, à l’instauration de laquelle il promet d’œuvrer. D’abord en éliminant de la course le chef de l’État élu, Bachar al-Assad, puis en plaçant ses protégés barbus au cœur de l’État et de la société.
Ce n’est pas de la science-fiction. C’est lui-même qui le dit dans un entretien à l’agence Reuters : « Assad n’est pas une solution pour un règlement potentiel en Syrie. Il faut libérer la Syrie d’Assad pour qu’une solution puisse voir le jour. »
Peu avant de livrer à Reuters ses « réflexions » sur la « libération » et la « démocratisation » » de la Syrie, il a eu le temps d’ordonner à son aviation de bombarder ses pires ennemis, non pas Al-Qaïda, Daech et consorts, mais les combattants kurdes en Irak, en Syrie – et bien entendu dans l’est de la Turquie. Des Kurdes qui ont eu le tort d’avoir mal voté lors du référendum sur la nouvelle Constitution, et de s’être opposés dès la première heure, l’arme au poing, aux mouvements terroristes avec lesquels il a longtemps pactisé. Des combattants qui sont, de surcroît, armés et aidés militairement par les États-Unis et la Russie.
Lors du déclenchement du mal nommé Printemps arabe, la Turquie d’Erdogan était présentée par la majorité des pays occidentaux, comme le « modèle à suivre ». La preuve que l’islamisme était soluble dans la démocratie. Il faut reconnaître que l’équipe au pouvoir à Ankara avait de quoi séduire. Une croissance économique sans précédent, une stabilité politique enviable, une diplomatie fondée sur le bon voisinage (la fameuse doctrine de zéro ennemi), une redistribution de la richesse en faveur des classes rurales défavorisées, un début de dialogue avec les autonomistes kurdes et, surtout, la mise au pas de l’institution militaire qui se posait comme la gardienne de l’héritage républicain et laïc d’Atatürk.
Ce bilan globalement positif du parti AKP, qui a porté Erdogan au pouvoir en 2003, a commencé, mégalomanie aidant, à perdre de son attrait à partir de 2011. Son soutien à l’Otan pour renverser Kadhafi, qui avait pourtant grand ouvert son pays aux investisseurs turcs a choqué plus d’un admirateur du « modèle turc ». Son retournement contre la Syrie de Bachar al-Assad, avec qui il avait pourtant signé un « partenariat stratégique », a fini par démontrer le vrai visage du régime national-islamiste en marche sur les bords du Bosphore. La Turquie est devenue l’alliée stratégique de l’Organisation internationale des Frères musulmans et la base arrière de dizaines de milliers de djihadistes venus des quatre coins du monde pour transformer la Syrie en champ de ruine.
Profitant du coup d’État manqué de juillet 2016, attribué au prédicateur islamiste exilé en Floride, Fethullah Gülen, qui l’avait pourtant propulsé au pouvoir, le « modèle turc » devient cauchemardesque : bâillonnement de la presse, arrestations massives de présumés opposants et putschistes au sein de la justice, des universités, de l’armée à l’ombre de l’état de siège.
C’est dans ces conditions que le référendum sur l’amendement constitutionnel s’est déroulé le 16 avril dernier. Le « oui » à la réforme constitutionnelle l’a emporté d’une courte tête. Grâce au vote rural et l’alliance avec les partis ultranationalistes, mais aussi grâce à la fraude massive qui a entaché le vote.
Il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. La Turquie est plus que jamais divisée en deux. Les grandes villes, dont Istanbul et Ankara, jadis fief d’Erdogan, ont rejeté cette Constitution qui va permettre à Erdogan de s’accrocher au pouvoir – du moins théoriquement – jusqu’en 2029 !
Cette « victoire » a le goût de la défaite. Elle annonce une nouvelle ère d’instabilité. Elle ferme aussi la porte, pour les décennies à venir, au « rêve européen » que caressaient certaines élites occidentalisées. Le vote massif des Turcs d’Europe – qu’Erdogan avait traité de « nazie » – en faveur de cet amendement anti-démocratique donne raison à ceux qui refusent l’entrée de la Turquie dans ce « club chrétien ». Et pour cause. Les électeurs turcs en Europe ont adhéré massivement à cette Constitution, alors qu’on les croyait affranchis des menaces du pouvoir : 63,6 % de « oui » en Allemagne, 67,8 % de « oui » aux Pays-Bas, ou bien encore 63 % de « oui » en France. C’est la preuve, dit un observateur européen, que « les Turcs les plus européens ne vivent pas en Europe… »
Erdogan a-t-il perdu le sens des réalités ? Comment va-t-il continuer à gérer un pays éclaté en grande perdition et qui lui échappe inexorablement ? That is the question !