Les samedi 13 et dimanche 14 juillet 2013, l’hôtel Holiday Inn, proche de l’aéroport Atatürk d’Istanbul (Turquie), accueillait une conférence de l’organisation internationale (al tanzim al-douwali) des Frères musulmans (al-Ikhwân al-muslimûn). N’était le contexte ayant entouré cette réunion – chute de Mohammed Morsi et perte consécutive du pouvoir par la branche mère de l’association en Égypte –, cet événement n’aurait intéressé que les hauts responsables concernés et quelques spécialistes. Pourtant, ces rencontres se renouvellent tous les trois à six mois, souvent dans cette même cité. Elles sont d’abord significatives par le choix d’Istanbul, qualifiée en 2007 de « capitale du califat de nos souhaits, celui dont nous attendons la prochaine restauration », par le Frère Ahmed ‘Abdel ‘Atî, responsable de haut rang de la structure internationale.
Elles sont aussi représentatives de la politique précautionneuse des Ikhwân. Échaudés par près d’un siècle de répression, ils se retrouvent dans des lieux accueillants (habituellement Istanbul, sinon Khartoum, La Mecque, Londres ou Le Caire sous Morsi) et faciles à évacuer (aéroport international à proximité), afin de disparaître aisément en cas d’urgence. Lorsque Rached Ghannouchi, dirigeant d’Ennahdha en Tunisie et possible nouveau patron de l’organisation internationale, fut surpris par les journalistes à cette réunion, il repartit aussitôt à Tunis, prétextant n’être là que pour visiter le premier ministre turc. Il voulait probablement dissimuler le véritable motif de sa présence et l’importance de ses responsabilités.
Rencontres et concertations
La régularité de ces concertations manifeste aussi la volonté de centraliser et de coordonner les orientations, d’établir des démarches communes à toutes les organisations adhérentes et d’aplanir les différends surgissant naturellement entre elles. Ces organisations sont en effet amenées à avoir des options et des intérêts différents, parfois contradictoires, du fait même de leur multiplication et de leur dispersion géographique. Le projet panislamique des Ikhwân étant supranational, des contradictions resurgissent sans cesse et sont à juguler.
Quelques exemples l’illustrent. Lors de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1991, les Frères de ce pays se trouvèrent opposés à la majeure partie des membres de l’organisation qui, eux, soutenaient la position de Saddam Hussein. Tout comme le Hamas, émanation palestinienne des Ikhwân, a cohabité de longues années, jusqu’à la mi-2011, avec le régime bassiste syrien, sa direction étant installée et protégée à Damas. Pourtant, à la même époque, les Syriens membres de la confrérie étaient pourchassés par le régime, une simple adhésion étant légalement punie de mort. Encore plus difficile, l’équilibre interne à établir entre intransigeants sectateurs d’un sunnisme exclusif et adeptes d’un islam ouvert à tous les musulmans, si ce n’est sympathisants de l’Iran chiite. Chacun de ces conflits en puissance pourrait briser l’unité de façade de cet ensemble. Or c’est l’appareil international qui, avec sa souplesse mais aussi sa stabilité, a surmonté ces tensions, aidé involontairement par les rejets et les répressions subis par les Frères. De bons ennemis aident souvent à resserrer les rangs !
Mode de fonctionnement
L’organisation internationale fonctionne sous la direction d’un contrôleur général (Murâqib ‘âm) secondé par un secrétaire général et un bureau de guidance (maktab al-irchâd), lui-même émanant d’un conseil consultatif (majless al-chûra). Cette structure, parallèle à celle des Frères musulmans en Égypte, y est partiellement inféodée. Mehdi ‘Akef, qui fut guide suprême (murchid ‘âm) de la confrérie égyptienne, a décrit en 2009 la répartition des charges dans l’organisation internationale. Le bureau de guidance réunit huit Égyptiens et cinq non-Égyptiens et le conseil consultatif, qui élit le contrôleur général, comporte quatre-vingt-dix résidents en Égypte et quarante hors d’Égypte. En dépit de la présence d’un contrôleur général non égyptien (syrien hier, tunisien aujourd’hui), la part du lion revient aux Égyptiens qui saturent la direction. D’autant plus que tout Frère musulman doit prêter allégeance au guide suprême, seul à porter ce titre, en application de la règle du Sama‘ wa ta‘a (Écoute et obéissance).
Cette domination est à nuancer pour au moins deux raisons. D’une part, ce pouvoir théorique reste limité par les réalités propres aux pays étrangers et par la difficulté d’y imposer des décisions de loin et sans véritable moyen de coercition. D’autre part, il faut noter que deux parmi les récents guides suprêmes (Moustafa Machhour, 1996-2002 et Mehdi ‘Akef, 2004-2010) ont été directement mêlés à la vie de l’organisation internationale, qu’ils ont largement contribué à développer pendant leurs longues années d’exil, en particulier à Munich, en Allemagne. Aujourd’hui, par un impressionnant retournement de la situation, après la prise d’assaut par des émeutiers du siège des Frères au Mokkatam (banlieue du Caire) le 1er juillet 2013 et la saisie de certains de leurs dossiers, la gestion de la confrérie en Égypte est placée sous la tutelle de l’organisation internationale. Cette dernière l’a confiée au contrôleur général de Jordanie, Hammâm Saïd.
Les informations relatives à la structuration interne de l’organisation internationale, avec le nom et les responsabilités occupées par certains de ses membres éminents, sont dispersées à travers plusieurs sources. En particulier à la suite d’accusations de complot portées contre des Frères musulmans, jugés et condamnés pour avoir menacé l’ordre dans les Émirats arabes unis, de nouvelles sources sont accessibles. Un site émirati (1), apparemment informé par les services de renseignements de ce pays, en a dévoilé quelques-uns. Ces informations sont à recouper avec celles fournies par le site américain The Global Muslim Brotherhood Daily Report (2) et diverses autres publications.
Structure hiérarchique
À un premier niveau, l’organisation regroupe des mouvements islamistes présents dans les pays musulmans (excepté ceux du Golfe). Ils sont répartis en quatre régions : monde arabe, Asie centrale, Asie du Sud-Est, Afrique. Au deuxième niveau, les Frères présents dans les pays du Golfe (sauf peut-être au Koweït) sont placés sous l’autorité directe de la division des contacts (qism al-ittiçâl) internationaux du bureau de guidance égyptien. Cela pour deux raisons : d’une part le rôle fondateur historique des Ikhwân égyptiens – immigrés dans cette région et à l’origine de l’établissement des cellules locales -, d’autre part l’apport financier considérable qui irrigue depuis ces pays l’ensemble de la confrérie. À un troisième niveau, se trouvent les institutions transnationales ou nationales actives dans les pays non musulmans d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Afrique. Elles se fédèrent par région ou par affinité) et sont qualifiées de paravents (al-wajihât). À leur tête se trouve l’Union des organisations islamiques accompagnée de l’Union des organisations islamiques en Europe, de l’Union des organisations islamiques en Amérique et d’autres unions plus catégorielles, tels le Conseil européen de la fatwa, les associations étudiantes ou académiques, l’Union de la femme musulmane, etc. Enfin, une section spéciale de la division des contacts internationaux celle des « envoyés » (al-mab‘usîn), est chargée de recruter de nouveaux adeptes pour élargir son assise mondiale. En particulier, elle cherche à enrôler les étudiants étrangers de l’université religieuse d’Al-Azhar, en Égypte, appelés à rentrer dans leurs pays respectifs.
Chacun de ces niveaux délègue un ou plusieurs hauts responsables auprès de l’organisation internationale. Ceux-ci y occupent des positions dans le conseil consultatif ou dans le bureau de guidance, tout en conservant leurs responsabilités initiales dans leur propre mouvement ou leur association. De la sorte, ils constituent des courroies de transmission et de pouvoir dans les deux sens. Le tout se trouve sous la haute supervision de la division des contacts internationaux, elle-même sous le contrôle du bureau de guidance égyptien.
À tout cela, il faut ajouter la très vaste mouvance issue des Frères musulmans : salafistes, takfiristes, djihadistes et apparentés, dissidents ayant rompu tout en conservant l’armature et l’idéologie, intellectuels intégristes indépendants… Bien qu’étant détachés des Ikhwân, ils restent marqués par leurs origines et la culture qu’ils ont acquise en leur sein. Tous ces individus et ces formations constituent un vivier sensible aux mots d’ordre et aux actions de l’organisation internationale. Ils lui prêtent souvent main-forte à des moments décisifs, parfois pilotés par des sous-marins dont la confrérie a le secret.
Force et faiblesse
L’ampleur, l’étendue et la diversité du tanzim al-douwali sont impressionnantes, car à cet échafaudage structurel, s’additionnent les relations informelles, les connivences implicites et les alliances de circonstance ou d’intérêt nouées ici ou là. Polarisée par l’objectif de rétablir une société charpentée par des valeurs islamiques, autour d’un califat restauré, la confrérie mondiale sait ce qu’elle veut et où elle va. La concentration d’un pouvoir pyramidal aux mains d’une minorité étroite (issue en dernière analyse du bureau de guidance égyptien) contribue à lui donner une force encore plus grande.
Un problème demeure cependant : la pyramide est posée sur sa pointe. Si celle-ci était frappée, l’ensemble en serait ébranlé. À l’instar de ce qui est arrivé avec la fin de l’Union soviétique, l’éventuel effondrement des Frères musulmans égyptiens pourrait entraîner l’échec de leur projet, du moins sous sa forme présente. Aussi, comme l’islamisme occupe depuis plusieurs années un rôle majeur dans la vie des nations, la chute du pouvoir de Morsi en Égypte et la lutte pour le pouvoir qui s’y prolonge seront déterminantes pour l’avenir du monde.
(1) https://www.24.ae, en arabe.