Le mythe d’un islamisme politique prétendument modéré, en harmonie avec la démocratie et la modernité vient de voler en éclat. Ce « modèle », proposé en exemple aux pseudos révolutions arabes, tourne au vinaigre dans le pays où il est né.
Après des années marquées par la gabegie et la gestion parfois anarchique des partis laïcs, l’arrivée au pouvoir des islamistes de l’AKP (parti de la justice et du développement) en 2002, heurta certes la sensibilité des partisans du kémalisme, mais elle permit aussi à une portion notable de la population turque de s’estimer représentée au pouvoir. Passé les inquiétudes et les tensions des premiers jours, le nouveau régime sembla disposé à faire des compromis avec le système en place, entérinant par son comportement les principales exigences des kémalistes : respect des décisions de justice, de la séparation des pouvoirs, des prérogatives de l’armée, de la nature laïque de l’Etat, observation du culte rendu à Atatürk et même éviction de militaires aux sympathies islamistes. En présentant ce profil bas, l’AKP affirmait vouloir s’atteler d’abord au redressement du pays. Le rapide développement de l’économie turque et le relèvement consécutif du niveau de vie de la population neutralisa alors beaucoup d’opposants, amenant jusqu’à certains laïcs et adversaires du pouvoir religieux à voter pour l’AKP, ou du moins à le tolérer. Les élections parlementaires de 2007 et de 2012 confirmèrent la domination de ce parti sur la vie politique du pays.
Affrontement feutré
Ses dirigeants en ont profité pour consolider leur emprise sur l’Etat et pour élargir par ce biais l’assise économique de leurs partisans qui ont dès lors concurrencé les oligarchies financières et industrielles plus anciennes issues du kémalisme. Simultanément, un affrontement sourd et feutré les a opposé aux tenants de l’ancien système pour le contrôle de la haute administration, des services secrets et de la direction de l’armée. Complots, chausse-trappes, dénonciations, campagnes de presse, insinuations se sont multipliées des deux côtés. Cette lutte pour le pouvoir s’est poursuivie une dizaine d’années avec un avantage de plus en plus marqué pour le camp islamiste.
Cependant celui-ci était décidé à avancer avec prudence, eu égard aux expériences malheureuses de ses prédécesseurs (voir encadré « L’islamisme à l’assaut du kémalisme »). En conséquence, et pour éviter de heurter de front une société largement sécularisée et de la crisper contre lui, l’AKP a évité d’imposer brutalement des modifications radicales au modèle en cours. A chaque fois que les institutions (en particulier le système judiciaire ou l’armée) bloquaient fermement une révision des pratiques usuelles, le parti a reculé ou en a proposé des versions édulcorées, quitte à revenir à la charge un peu plus tard, et sous un nouvel angle. Ainsi en fut-il pour le port du voile, le statut de la femme, la criminalisation de l’adultère, la liberté de la presse, la nomination des juges, les tribunaux militaires, la diffusion de l’enseignement religieux, la consommation de l’alcool, etc. A chaque fois, faute de parvenir à imposer un renversement des usages dominants, le gouvernement a tenté d’en élargir ou d’en rogner (selon le cas) les domaines d’application.
Aussi n’est-il pas surprenant que le mode de vie des classes évoluées, qui représentent en Turquie une frange significative de la société, n’ait pas été significativement touché durant cette période de cohabitation. Or, c’est cette situation en trompe-l’œil que l’on qualifie de « modèle turc » et ses acteurs d’« islamistes modérés ». Si le mode de vie antérieur se perpétue c’est uniquement parce que les partisans du changement sont trop occupés à leur bataille contre les tenants de l’ancien système. Ce pseudo modèle n’est en réalité que l’expression d’une situation transitoire où des forces rivales s’affrontent. Il ne constitue en rien un mode de fonctionnement durable et n’existe que parce que les islamistes avaient affaire à une très forte partie, implantée depuis des décennies.
Le kémalisme mis au pas
Mais dès 2008 deux évènements fondamentaux ont autorisé l’AKP à envisager l’avenir avec plus de sérénité. Le rejet par la Cour constitutionnelle, d’une demande d’interdiction du parti pour « activités anti-laïques », le 30 juillet, et l’arrestation, le 1er juillet, de deux généraux impliqués dans une tentative de coup d’Etat. Ce second évènement marque le début de l’affaire Ergenokon. En conjonction avec plusieurs affaires connexes, elle se traduira dans les années suivantes par l’emprisonnement de près d’un dixième des généraux en activité, auxquels s’ajouteront d’autres à la retraite, de nombreux officiers supérieurs, des journalistes et des avocats. L’inculpation, puis la condamnation de plusieurs d’entre eux (les procès ne sont pas terminés), ont décapité l’armée et l’ont neutralisée, atténuant très fortement son rôle politique. Elles ont aussi permis de museler la partie la plus en vue de l’opposition civile.
Tout en manœuvrant avec prudence, le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan et son équipe estiment avoir mis au pas l’institution kémaliste qu’ils grignotent au fil des procès. Ils se retournent alors contre leurs alliés Gülenistes (voir encadré) qu’ils cherchent à évincer de leurs postes de responsabilité. Ces derniers, en effet, semblent s’être substitués à « l’Etat profond » kémaliste. Contrôlant de vastes pans de la magistrature et de la police, ils vont jusqu’à espionner le premier ministre. D’où de complexes intrigues entre ces deux courants islamistes qu’il est difficile d’appréhender si l’on n’est pas au fait de cette rupture discrète entre eux. Pour les Gülenistes, adeptes d’un courant soufi issu de la Naqshbandiyya, l’avenir se dessine dans le panturquisme, ce qui implique la turquification des Kurdes, une forte distance à l’égard de l’Iran et du monde arabe, le mythe d’un islam dont la source d’inspiration essentielle viendrait d’Asie centrale et une plus grande ouverture en direction d’Israël. En revanche, l’AKP est issu du moule du Millî Görüş (« regard ou point de vue national », en turc) fondé en 1969 par Necmettin Erbakan afin de maintenir les Turcs de l’émigration dans le moule des traditions. Ce mouvement, très proche de celui des Frères musulmans, privilégie le panislamisme et souhaiterait en conjonction avec eux rétablir le califat à partir d’Istanbul. Il reste plus ouvert à l’identité kurde.
A partir de 2007-2008, Erdoğan et son équipe veulent accélérer la mise en pratique de leur programme d’islamisation de la société et amplifier leur politique internationale néo-ottomane. Ils sont dès lors été confrontés à la résistance de la partie évoluée de la société qui, en dépit de l’affaiblissement politique du kémalisme, demeure fermement attachée au maintien du régime séculier. Parallèlement, les clans gülenistes au sein du pouvoir refusaient de perdre la main, souhaitant le retour à l’équation initiale qui attribuait « l’Etat à Fethullah [Gülen, le fondateur du mouvement] et le gouvernement à Erdoğan », tout en s’opposant à certains éléments de sa politique internationale. Ce dernier point éclairerait, parmi d’autres facteurs, les multiples retournements de la politique turque avec Israël, passant brusquement de l’alliance à l’affrontement et vice-versa.
Le pouvoir contesté
Les tensions ainsi accumulées, ont amplifié un prétexte mineur – le réaménagement du parc Gezi et de la place Taksim – qui a éclaté soudainement au printemps 2013 à travers les puissantes manifestations dans ces deux lieux. A partir du 30 mai 2013 leur extension, à plus de 70 villes à travers le pays a amené Erdoğan à jeter le masque et ébranlé son régime. L’entêtement exprimé dans ses multiples interventions et son autoritarisme ne souffrant pas la discussion se sont retournés contre lui et son pouvoir. Se repliant sur ses partisans, il s’est présenté dès lors comme l’homme d’un parti plutôt que le représentant de tous les Turcs, tel qu’il se décrivait jusque-là. En conséquence, une bonne partie de l’opinion publique qui lui accordait son estime, sans pour autant appuyer ses choix, s’est détournée de lui. En même temps une radicalisation des milieux laïcs contre l’islamisation rampante s’est affirmée.
A ce rejet s’est ajouté le refus par de nombreux Turcs de la politique militante du régime visant à déstabiliser la Syrie. Les vigoureuses protestations contre l’agression de la nation voisine, généralement considéré comme amie, se sont renforcées par suite du choc en retour causé par la multiplication des groupes djihadistes circulant parfois à visage découvert dans le pays et la violence causée par leur présence (attentats, agressions aux frontières, trafics, etc.).
Inquiets de la fragilisation intervenue, plusieurs caciques de l’AKP ont eux aussi appelé à la retenue, révélant des failles menaçant leur parti de rupture. Le président de la république Abdallah Gül et le vice-premier ministre Bülent Arinç se sont ouvertement désolidarisés de la politique du premier ministre. Gül aimerait renouveler son mandat et n’est pas enchanté de voir Erdoğan viser lui aussi la présidence, dont il souhaite renforcer les prérogatives constitutionnelles. Lors de leur voyage officiel aux Etats-Unis, Arinç a rendu visite à Fethullah Gülen, en mai 2013 en Pennsylvanie, tandis qu’Erdoğan évitait de le faire. Quant aux Gülenistes, des indices laissent penser qu’ils ont jeté de l’huile sur le feu en poussant la police (sur laquelle ils exercent une influence) à réprimer rudement les manifestants du parc Gezi afin de les exciter. Ils souhaiteraient sans toucher au régime en changer le détenteur.
Aujourd’hui le régime turc et la position d’Erdoğan sont ébranlés. La fable de l’islamisme modéré a montré ses limites et le loup a enlevé le bonnet de grand-mère sous lequel il se cachait. Perdra-t-il pour autant le pouvoir ? Rien n’est moins sûr. En cas d’appel aux urnes, il semblerait difficile à l’AKP de retrouver ses majorités absolues. Il demeurera cependant l’acteur principal du monde politique. Reste une question, l’armée turque, mise au rancart et humiliée, profitera-t-elle une nouvelle fois des désordres pour siffler la fin de la partie ? Sinon, les tendances centrifuges, resurgissant avec la récente réactivation de l’opposition armée du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), montreront-elles le bout du nez ? Après l’éclatement des pays arabes, le tour de la Turquie est-il arrivé, dans le cadre de l’« instabilité constructive » chère à l’Oncle Sam ?