« Votre Obama soutient le terrorisme. » Des semaines après la destitution de l’islamiste Mohammed Morsi par l’armée égyptienne, la banderole tendue place Al-Tahrir claque comme un défi lancé par les jeunes rebelles égyptiens de Tamarrod à l’Amérique. Elle se veut à tout le moins une dénonciation du jeu trouble conduit par la Maison-Blanche, qui affirme attendre de voir plus clair dans « l’imbroglio » égyptien avant de se déterminer. Pour les centaines de milliers de jeunes qui s’étaient donné rendez-vous sur la place emblématique pour exiger « la fin du pouvoir sectaire et dictatorial des Frères musulmans », le « oui, mais » de Barack Obama a un arrière-goût amer. Le président américain dissimule mal à leurs yeux sa déception de voir les islamistes, pivot de sa politique du Grand Moyen-Orient (GMO), boutés hors du palais présidentiel par un mouvement populaire puissant soutenu par l’armée. Si, après une longue tergiversation, Washington a fini par se résigner à la chute de son poulain, c’est parce que ses analystes et les lobbies qui les encadrent, champions de la realpolitik, ont fait pencher la balance en faveur de l’alliance spontanée qui s’est forgée sur le terrain contre la gabegie islamiste au pouvoir entre les « militants de la rue », les militaires et ce qu’on appelle « l’État profond » : magistrats, cadres, entrepreneurs, intellectuels, etc. Ils redoutaient les conséquences d’une rupture de pont avec un pays qui compte, dans les calculs géopolitiques des États-Unis. Il est revenu au secrétaire d’État John Kerry de sonner la retraite en affirmant que l’armée égyptienne n’était pas intervenue pour prendre le pouvoir, mais « pour rétablir la démocratie, à la demande de millions et de millions d’Égyptiens ».
Barack Obama n’en a pas moins laissé la bride sur le cou de ses collaborateurs pour qu’ils condamnent le nouveau régime, multiplient les références à la « légitimité démocratique bafouée », les appels « pressants » à la libération du président déchu et à la fin des arrestations dans les rangs de la confrérie des Frères musulmans. Parallèlement, les chiens de garde ont été appelés à la rescousse, notamment sur Al-Jazeera. Le télécoraniste Youssef Qaradhaoui, « pape de l’Otan », a ainsi qualifié de « traître » le général-major Abdel Fattah al-Sissi, commandant en chef de l’armée égyptienne. Il a osé une fatwa (sentence religieuse) rendant religieusement licite son assassinat, au motif qu’il se serait, selon lui, « soustrait à l’autorité du président légitime » en répondant aux revendications du mouvement civique. L’interprète des volontés divines sur la chaîne satellitaire qatarie a par ailleurs interdit tout dialogue avec le pouvoir en place : « Dialoguer avec qui et pourquoi ? Dieu a été très clair à ce sujet : pas de dialogue avec les traîtres », a-t-il statué, incitant les Frères musulmans à la guerre civile.
Washington a entraîné dans son sillage l’Union européenne (UE). Le ministre des Affaires étrangères d’Allemagne, Guido Westerwelle, a formulé ce qui ressemble à une doctrine américano-européenne : libération « immédiate » de Morsi, cessation des poursuites contre les dirigeants islamistes et retour au processus démocratique. « Nous et nos partenaires sommes d’avis que toute forme de répression nuirait à l’avenir de l’Égypte », a-t-il souligné. Il a exhorté « toutes les forces politiques, tout particulièrement les dirigeants des Frères musulmans, à renoncer à toute forme de violence ou à toute menace de recours à la violence, car un retour à la démocratie ne pourra réussir que si toutes les forces politiques peuvent participer au processus de transition démocratique », a-t-il dit.
Cette posture mi-figue mi-raisin est loin de correspondre aux espoirs du camp révolutionnaire, qui, après une année de cauchemar islamiste, attendait la neutralité de la part de Washington et de Bruxelles, sinon leur compréhension. Le nouveau pouvoir a chargé Mohamed el-Baradei, prix Nobel de la paix, ancien directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), nommé vice-président chargé des Affaires internationales, de remettre les points sur les « i » et de rétablir les faits sur ce qui s’est passé au Caire. « Les Égyptiens ne comprennent pas la position américaine, souligne l’intellectuel Mohammed Salmawi. Ils continuent à soutenir le régime des Frères musulmans qui a été destitué par le peuple après que la légitimité qui l’a amené au pouvoir est tombée. Pendant un an, leur pouvoir a fait couler le sang, porté atteinte au pouvoir judiciaire et à la magistrature et affiché une hostilité sans pareille aux médias et à la liberté d’expression. La révolution du peuple du 30 juin a gagné tout le pays avec un seul mot d’ordre : “Morsi va-t-en”. Et bien que ce slogan ait été écrit en anglais sur toutes les banderoles, les États-Unis ont du mal à le comprendre […], traitant par le mépris la plus grande mobilisation populaire que l’Égypte ait jamais connue de tous les temps. »
Alors que les dés étaient jetés et son sort scellé, Morsi s’est accroché jusqu’à la dernière minute à une miraculeuse intervention des États-Unis pour le sortir de l’abîme d’incompréhension qui a fini par le séparer de ses propres électeurs. Il a joué l’autruche : aveuglement sur la dégradation de la situation économique, déni des réalités, méconnaissance des rapports de force, refus de négocier tout compromis raisonnable avec l’opposition et, enfin, empressement obstiné à suivre à la lettre les diktats du « guide suprême » de sa confrérie. L’échange surréaliste qui l’a opposé au général-major Al-Sissi venu réclamer sa démission en dit long sur le coma politique dans lequel il végétait. « Les États-Unis ne l’accepteront pas », a-t-il répondu, comme pour conjurer un sort fatal, avant de menacer le général de le « destituer comme il l’avait nommé », s’attirant cette réplique cinglante : « Trop tard. » En fait, Morsi s’était brûlé les ailes à force de jeter de l’huile sur le feu en jouant le pompier pyromane. Sa faillite et celle de la Confrérie sont celles du verbe creux et d’une idéologie d’enfermement qui les ont maintenus à l’écart de la réalité complexe et plurielle de l’Égypte.
Bien avant l’élection de Morsi, en juin 2012, les Américains avaient manifesté leur ferme intention de mettre en selle les Frères musulmans qui, selon eux, étaient revenus de leurs errements terroristes des années 1970. Sous la barbe des militaires du Conseil supérieur des forces armées (CSFA) du maréchal Tantaoui, ils ont négocié en sous-main avec eux une transition préservant leurs intérêts fondamentaux dans la région et leur permettant de poursuivre leur projet dit du Grand Moyen-Orient. Ils ont ensuite mis les moyens pour que les Frères musulmans gagnent les élections législatives et présidentielle et accaparent le pouvoir. L’élection controversée de Morsi, avec une avance d’un poil sur son concurrent le plus proche, le général Ahmed Chafik, handicapé il est vrai par sa longue appartenance à l’équipe de Moubarak, n’était donc pas pour surprendre Barack Obama. Il a promptement assuré au nouveau « rais » qu’il était disposé à travailler avec lui. Pour Washington, il était urgent d’adresser un signal fort aux nouveaux maîtres du pays afin de consolider ses relations stratégiques avec la « nouvelle Égypte » et de veiller au respect des engagements convenus sur le respect des accords de paix avec Israël.
Diplomate de terrain chevronnée, Ann Peterson fut chargée de la mission de chaperonner le nouveau chef d’État et d’en faire le protégé de l’Amérique. Elle a pris son rôle tellement à cœur qu’en pleine tourmente, selon le quotidien égyptien Al Watan, elle s’est sentie libre d’exiger du général Al-Sissi qu’il ouvre des négociations avec les Frères musulmans. À son refus, elle a répliqué, pleine d’arrogance : « Alors nous nous rapprochons du scénario syrien. » La connivence entre Washington et les Frères musulmans s’était déjà manifestée au grand jour lorsqu’Ann Peterson avait critiqué publiquement les appels de Tamarrod à manifester en faveur de la démission de Morsi. « Les États-Unis ont choisi de travailler avec le vainqueur des élections, quel qu’il soit, tant que celles-ci répondent aux critères internationaux, s’était-elle justifiée. Les opposants feraient mieux d’améliorer la performance de leurs structures électorales au lieu d’organiser des manifestations qui risquent de dégénérer en violence. L’Égypte a besoin de stabilité pour remettre de l’ordre dans la maison sur le plan économique. Plus de violence dans la rue ne fera que rallonger la liste des martyrs. »
En pleine débâcle islamiste, alors que les grondements populaires se faisaient plus menaçants en s’approchant du palais présidentiel, Ann Peterson, à la grande indignation de l’opposition, prenait l’initiative d’une rencontre avec l’homme fort de la Confrérie, Khaïrat al-Chater, un Égypto-Américain qui a beaucoup fait pour le rapprochement des islamistes avec Washington, afin de tenter de sauver ce qui pouvait l’être du pouvoir de Morsi. Mais, broyée par l’engrenage qu’elle ne pouvait plus arrêter, elle a fini par jeter l’éponge et rentrer à Washington. Elle aura au moins obtenu de son protégé la rupture des relations diplomatiques avec Damas, qualifiée de « plus grande catastrophe diplomatique de tous les temps » pour l’Égypte par le vétéran de la presse égyptienne et ancien confident de Nasser, Hassanein Heykal.
En pariant sur le mauvais cheval, Barack Obama aura ainsi rendu le plus mauvais service à son pays et marqué de sa pire empreinte le nouvel épisode des relations égypto-américaines. Sans le vouloir sans doute, il aura enfoncé un clou supplémentaire dans le cercueil de l’islam politique sur les bords du Nil. Quant aux Frères musulmans, après quasiment un siècle de travail pugnace pour capter le pouvoir, ils se sont révélés comme ils n’ont jamais cessé d’être : porteurs d’une idéologie politique liberticide au nom d’Allah.