Poussée par la rapidité des djihadistes à fondre vers le Sud, appelée à l’aide par le président de transition malien, Paris a déployé ses forces au Mali et refoulé les rebelles vers le Nord. Mais les risques d’enlisement sont grands, dans un contexte sociopolitique très instable.
L’armée française est sur les routes, ou plutôt les pistes du Nord du Mali où, de prime abord, elle était attendue et où elle reçoit un accueil favorable de la part des populations. N’en déplaise à ceux qui remâchent le bon vieil argument de la Françafrique néocoloniale, Il faut remarquer que l’opération en cours est différente de celles sur lesquelles s’est engagée la France en Afrique ces dernières années. Il ne s’agit pas de jouer les redresseuses de tort ou les donneuses de leçon – de démocratie, s’entend – ni de sauver des dictateurs chancelants, mais de continuer une lutte déjà engagée contre le terrorisme, et ce, à la demande des principaux intéressés. Car, il ne faut pas trop vite l’oublier, le président français a pris la décision d’intervenir à la demande de son homologue Dioncounda Traoré et dans le cadre légal de la résolution 2085 des Nations unies, votée le 20 décembre 2012. Cela ne dédouane pas Paris de ses responsabilités dans la dégradation de la situation économique du pays, qui a tant contribué à son délitement, comme le rappellent Samir Amin (voir page..) et François Bayart – dans une incroyable unanimité, en dépit de leur différences d’approche. « La France a soutenu dès les années 1980 des programmes d’ajustement structurel d’inspiration néolibérale qui ont détruit l’école et la santé publiques et ont ainsi ouvert une voie royale aux institutions islamiques de substitution, a notamment souligné François Bayart dans Le Monde (22 janvier). Elle a endossé la libéralisation de la filière coton voulue par la Banque mondiale, qui a accéléré l’exode rural et l’émigration, tout en bloquant cette dernière, alors même que les remises des expatriés sont plus élevées que l’aide publique au développement ».
La France a pris des risques en s’engageant seule au Mali ? Elle en était consciente, alors pourquoi tant de hâte ? Parce que la prise de Konna par les islamistes d’Ansar Eddine – dotés d’un arsenal d’armement récupéré en Libye – leur ouvrait la voie vers l’aéroport de Sévaré, le seul de la région capable d’accueillir des gros porteurs et donc de faciliter une future opération militaire internationale. La rapidité de la réponse militaire a certes permis d’éviter que les djihadistes se livrent à de nouvelles razzias pour remplacer ce qui commence à manquer dans les zones qu’ils occupaient jusqu’alors : nourriture, essence, véhicules, voire armes supplémentaires. Mais elle a aussi pour conséquence de provoquer leur dispersion en tous sens. Égaillés par groupes minuscules dans l’immensité du Sahara, ils deviennent plus difficiles à repérer. Les rebelles maliens peuvent se fondre à nouveau dans les milieux dont ils sont issus : Touaregs sur les chemins de transhumance, jeunes recrues dans les villages, etc.
L’objectif final étant, comme l’a précisé Jean-Yves Le Drian, ministre français de la Défense, « la reconquête totale du Mali », le risque d’enlisement est donc bien présent. L’anéantissement de tous les groupes islamistes ne sera pas facile et il sera long. Au-delà des chefs identifiés et qu’il est possible soit d’isoler, soit de supprimer, les sympathisants revenus à la vie civile n’en constituent pas moins une « réserve dormante » de combattants faciles à convaincre et à manipuler et, par conséquent, mobilisables pour des opérations ponctuelles. Longtemps, les Africains sont restés étrangers au terrorisme violent, mais, depuis deux ans, plusieurs attentats kamikazes ont été commis par des membres de la secte fondamentaliste nigériane Boko Haram.
Autre risque, celui que représente une armée malienne faible et mal encadrée, qui montre d’ores et déjà une tendance à pratiquer le règlement de compte. Jusqu’au 11 janvier 2013, date des premières frappes aériennes de l’opération baptisée Serval, il était seulement question pour les Français de participer à la mission de formation et d’entraînement des forces armées maliennes qui devait être financée par l’Union européenne. Les militaires français prévoyaient quatre à six mois, un laps de temps loin d’être écoulé… Ce sont donc des soldats relativement incontrôlables qui reprennent les territoires jusque-là aux mains des islamistes. Plus les militaires montent au nord, plus il est difficile d’éviter les actes de vengeance commis à l’encontre les populations locales, soit parce qu’elles sont soupçonnées de cacher des combattants, soit parce qu’elles ont « collaboré » avec l’occupant djihadiste, soit – et c’est le cas qui va devenir le plus fréquent – parce que les Touaregs sont considérés par les gens du Sud comme les grands responsables de la situation actuelle. Le soulèvement du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) entamé en mars 2012 leur a permis de conquérir une grande partie du Nord malien. Mais, au fil des semaines, ce mouvement touareg laïque et autonomiste a été supplanté par les fondamentalistes d’Ansar Eddine et du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), jusqu’à perdre la ville de Gao où se situait son commandement général, en mai 2012.
La solitude des Français sur le terrain se fait également sentir par la lenteur du déploiement de la Mission internationale de soutien au Mali (Misma). Composée de quelque 6 000 militaires sénégalais, togolais, béninois, nigériens, tchadiens et burkinabè mobilisés par la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), elle sera placée sous le commandement du général nigérian Abdulkadir Shehu, un vétéran qui a brièvement été administrateur de l’État du Delta à l’arrivée au pouvoir au Nigeria de feu le général Sani Abacha, en 1993. Malheureusement, les troupes sont encore en cours de positionnement à Bamako et l’argent promis par les États africains manque encore. La présence de Tchadiens au sein de la Misma est cependant considérée comme un atout majeur par le commandement français. En effet, ces soldats, bien entraînés, sont de très bons connaisseurs des zones arides, et leur équipement est parfaitement adapté au sable poudreux du Sahara. La plupart des 2 000 hommes promis par le président tchadien Idriss Déby ne devraient cependant pas participer aux opérations, mais sécuriser la frontière nigéro-malienne pour éviter que des raids et autres prises d’otages soient menés par les islamistes en direction des mines d’uranium et plus généralement des intérêts occidentaux. Il est également envisagé que ce contingent, conjointement avec un détachement nigérien, lance une attaque directement sur Gao, la ville phare de l’Azawad (le territoire touareg que certains ont déclaré indépendant) se trouvant à moins de 200 km de la frontière nigérienne.
Par ailleurs, sur le plan politique, il faut se demander à qui, ou à quel État, les militaires, d’où qu’ils viennent, vont remettre le fruit de leur reconquête. Il est clair que, malgré ses rodomontades, la junte du capitaine Sanogo est dans l’impossibilité totale d’exercer un quelconque pouvoir, pas même dans les casernes. Le président par intérim, Dioncounda Traoré, s’il représente toujours la légitimité, n’est en aucun cas un leader charismatique comme a pu l’être, en d’autres temps, celui qui est devenu par la suite le président Amadou Toumani Touré (ATT), capable d’entraîner une opinion publique disparate dans un même élan patriotique. Reste la classe politique, qui se présente en ordre dispersé et avec un discours inaudible, voire absent. Sur l’intervention de la France, on n’a pas entendu ATT, président déchu, et encore moins son prédécesseur Alpha Oumar Konaré, qui avait pourtant bien travaillé à la résolution du conflit avec les Touaregs, achevé en 1995.
Le MNLA, bien qu’affaibli et divisé, notamment à cause de la prise de position des Algériens qui ont le sentiment de s’être fait flouer par Ansar Eddine (constituée surtout pas la frange radicale islamiste des Touaregs), existe encore avec ses aspirations à l’autonomie et ses revendications. La population du nord Mali, composée de Touaregs pour moitié environ, a été laissée pour compte par les gouvernements qui se sont succédé depuis 2002. Elle est en quête d’un véritable statut, et pas seulement d’un recensement effectué à la veille de chaque élection, désireuse de bénéficier elle aussi d’infrastructures de base et d’outils de développement. Ses revendications devront, un jour ou l’autre, être entendue. Pour le moment, le MNLA tente une ouverture diplomatique à Ouagadougou (Burkina) auprès du médiateur Djibril Bassolé, car ses propositions de ralliement à l’armée malienne sont prises avec circonspection par Bamako.
La restauration du Mali signifie donc rebâtir un État stable, doté d’institutions qui fonctionnent et d’une classe politique organisée, capable d’aller aux élections. Le chantier paraît de longue haleine. Et dans quelle mesure l’ancien colonisateur est-il fondé à intervenir ?