Du Sud thaïlandais au Myanmar, en passant par Mindanao aux Philippines, des conflits renaissent ou émergent, présentés comme interconfessionnels. En réalité, tous sont liés au contrôle des richesses locales. C’est sur ce terrain de convoitise que se greffent les antagonismes religieux.
Narathiwat, un jeune du Sud profond thaïlandais, musulman et insurgé m’interpelle. « Vous êtes catholique ? » Sans attendre de réponse il enchaîne : « Nous [les musulmans] n’avons aucun souci avec les catholiques, ce sont les bouddhistes qui posent problème. » Candide perception du regain de violences qui déchirent les provinces de Yala, Narathiwat et Pattani depuis le 4 janvier 2004. Ce jour-là, à Narathiwat, un commando inconnu a pris d’assaut un dépôt d’armes de l’armée thaïlandaise, assassiné les gardes et fait main basse sur un stock d’armes et de munitions. Depuis, les trois provinces sont prises dans une spirale infernale d’attaques rebelles, de contre-attaques gouvernementales et d’attentats qui ont fait plus de 5 500 morts. Elle peut être hâtivement lue comme le combat de 3 millions de musulmans du Sud profond se dressant contre 57 millions de bouddhistes thaïlandais. Il s’agit, en réalité, d’une vision simpliste et on ne peut plus trompeuse. Certes les habitants du Sud profond sont musulmans, certes la rébellion porte l’étendard de l’islam, mais il ne s’agit pas ici d’un conflit interconfessionnel. Si les insurgés se réfèrent à un vague projet de recréation d’un sultanat de Pattani, tout se dilue dans une nébuleuse de groupes terroristes opérant de leurs propres chefs. Des groupuscules sans leaders connus, sans réels programmes, sans idéologie clairement définie, mais adeptes de l’extorsion…
Mafia
Selon Prayuth Chan-ocha, le général en chef des forces armées thaïlandaises, l’insurrection se divise en factions disparates qui incluent les gangs de trafiquants sévissant dans la zone grise de la frontière avec la Malaisie. Dès le début des troubles, les insurgés se seraient associés au crime organisé de Bangkok pour en obtenir armes et support logistique. En retour, les malfrats y auraient gagné des hommes de main. Ce qui expliquerait qu’hôtels, centres commerciaux et karaokés soient régulièrement pris pour cibles par des insurgés plus motivés par le racket que la recréation d’un hypothétique sultanat de Pattani.
Huit ans de troubles ininterrompus dans cette région traditionnellement rétive font craindre aux observateurs que les tumultes ne s’étendent aux provinces voisines, voire ne s’internationalisent. Toutefois, les réseaux terroristes régionaux du type Jemaah Islamiyah (JI), une organisation liée au réseau Al-Qaïda, n’ont apparemment pas infiltré la rébellion. En dépit de toutes les opérations anti-insurrectionnelles, Bangkok n’y a jamais été interpellé le moindre terroriste international. L’insurrection du Sud demeure un phénomène local qui a plus à voir avec la mise en coupe réglée d’une région qu’une quelconque révolte.
Or, zinc et pétrole
Aux Philippines, la situation est semblable : les Moros une minorité musulmane (4 millions) de Mindanao, la grande île du Sud de l’archipel, sont en conflit avec l’immense majorité des Philippins catholiques (96 millions). À la différence du Sud profond thaïlandais, le sous-sol de Mindanao est fabuleusement riche. Il regorgerait d’or, de zinc, de cuivre, et la mer de Jolo recèlerait des gisements de gaz et pétrole. Le pactole est estimé à 240 milliards d’euros, plus d’un tiers des richesses minérales du pays ! De quoi susciter bien des convoitises, dont celles des natifs, en l’occurrence les Moros. Depuis la signature des accords de paix du 15 octobre 2012, Manille a ouvert une voie menant à la création du Bangsamoro, littéralement la « patrie des Moros », libérant ainsi l’accès des ressources locales aux investisseurs. L’une des grandes questions de ce processus de paix en cours est justement la répartition des richesses de l’île. Si le Front islamique de libération des Moros (MILF) et Manille ne s’accordent pas sur ce point, la faillite de cette énième paix est quasi certaine. Ce ne serait pas une surprise, les précédents accords de paix ayant tous capoté, non sur des questions religieuses, mais sur les querelles internes aux divers groupes moros se déchirant pour l’administration – où l’exploitation… – des territoires sous leur contrôle.
Au lendemain du traité de Manille, le Front de libération national moro (FLNM), en effet, ne cachait pas son irritation. Autrefois puissant, ce groupuscule encaisse mal l’abandon de la Région autonome du Mindanao musulman (ARMM en anglais), la zone autonome créée en 1996 à la suite d’un accord de paix signé entre le président Estrada et… le FLNM. La disparition de l’ARMM, remplacée par le Bangsamoro, a réduit à néant les ambitions du FLNM au profit du MILF. Sans tarder, les leaders du MILF ont appelé le FLNM à ne pas attiser de mécontentement dans les rangs, ajoutant : « Le Bangsamoro ne connaîtra jamais la paix et la prospérité si les Moros ne sont pas unis ». Le MILF a, semble-t-il, plus de soucis à se faire avec ses coreligionnaires qu’avec les « colonisateurs catholiques envoyés par Manille ».
Quant à Abbu Sayyaf, la secte islamiste connue pour ses enlèvements, demandes de rançons et assassinats en série, il n’est plus depuis longtemps un mouvement insurrectionnel – s’il l’a jamais été – agissant au nom d’une quelconque valeur religieuse.
Jade, opium, teck et charbon
Autre conflit régional entre bouddhistes, musulmans et protestants : les endémiques guérillas interethniques du Myanmar. Tandis que la communauté internationale se réjouit des avancées démocratiques du Myanmar, ces conflits perdurent. Pis, c’est sous la présidence de Thein Sein, l’ex-général réformateur, que les dix-sept années de trêve entre les Kachins (ethnie majoritairement protestante) ont été rompues. Depuis juin 2011 Tatmadaw, l’armée bamar bouddhiste (1), harcèle les positions des Kachins. Non pour leurs croyances respectives, mais pour le sous-sol de l’État kachin riche en or et en jade. Des minéraux avidement recherchés par les voisins de Chine dont les intérêts économiques au Myanmar vont croissant. L’oléoduc et gazoduc qui reliera bientôt l’océan Indien au Yunnan chinois, un ouvrage d’un intérêt majeur pour l’Atelier du monde, traverse l’État kachin. La présence de rebelles sur le tracé embarrasse à la fois les dirigeants chinois et les Bamars.
À l’Est dans l’État Chan, on retrouve les mêmes conflits entre les Chans, les Wa, les Karens et les Bamars. L’enjeu est cette fois-ci le teck et le charbon, mais aussi l’opium. Tout comme leurs homologues bamars, les armées chans et karens, et surtout wa, sont passées maîtresses dans la culture du pavot. Selon les Nations unies, 25 % de la production mondiale d’opium provient du Myanmar. Un pactole qu’aucun seigneur de guerre n’entend abandonner.
À l’Ouest, la situation s’est soudainement tendue en juin 2011, avec les affrontements entre Rohingyas (musulmans) et Rakhines (bouddhistes) qui ont fait plus de 180 morts et 120 000 réfugiés. Clash interconfessionnel pour sûr, car les deux communautés se définissent par leurs religions ; mais aussi clash économique lié au dénuement d’une région où les terres se font rares et où les bouddhistes rakhines craignent, à tort ou à raison, la croissance de la communauté musulmane rohingyas (30 % de la population de l’État), perçue comme une menace.
(1) Bamar, nom vernaculaire officiel des Birmans qui, lui, est un nom issu d’un anglicisme.