Coup de tonnerre dans un ciel serein ? Voire. Le 1er novembre 1954, la société coloniale est secouée par une lame de fond que, dans son total aveuglement, elle refusait de voir venir.
« Mettez la révolution dans la rue et le peuple saura s’en saisir. » C’est en ces termes que, quelques mois avant le déclenchement de l’insurrection de novembre, Larbi Ben M’Hidi exhorte ses amis à passer à l’action, en « allumant la mèche » de la guerre d’indépendance, selon l’expression imagée d’un autre militant de la première heure de la cause nationale, Didouche Mourad.
Les deux hommes feront partie du groupe des neuf « historiques » qui prirent la décision d’engager le combat ultime contre l’occupant colonial. Mais ni l’un ni l’autre ne savaient alors qu’ils allaient entrer dans le Panthéon algérien à double titre, comme chef et martyr de la Révolution en marche.
Larbi Ben M’Hidi, arrêté par un hasard malheureux par le colonel Marcel Bigeard, fut assassiné en 1957 – alors qu’il était en captivité pendant la bataille d’Alger – par le général Paul Aussaresses, tortionnaire de sinistre mémoire. Paris ayant décidé de fermer les yeux sur l’odieux forfait, les historiens mettront des décennies pour découvrir le meurtre enfin avoué par son auteur. Didouche Mourad sera l’un des premiers « historiques » à tomber au champ d’honneur, les armes à la main, en janvier 1955 : « Ne vous faites aucune illusion, vous vous êtes sacrifiés, je dis “vous” et, je pense “nous” », avait-il dit à ses compagnons d’armes, dont il était très proche.
Lassés des querelles intestines qui agitaient le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), fondé par Messali Hadj après la dissolution du Parti du peuple algérien (PPA) par l’autorité coloniale, ils étaient décidés, avec les autres futurs « historiques », de forcer le destin et de franchir le pas de la lutte armée en prenant tous les risques.
Tous venaient de l’Organisation secrète (OS) créée en 1947 autour de Mohammed Belouizdad pour préparer l’insurrection, mais qui avait été démantelée en 1950 par la police à la suite d’une dénonciation.
Deux des chefs de l’OS : Hocine Aït Ahmed et Ahmed Ben Bella, qui avaient participé au fameux hold-up de la poste centrale d’Oran en 1949, échappent à la répression. Ils sont contraints à l’exil au Caire, où ils rejoignent Mohammed Khider, représentant du MTLD en Égypte, alors au cœur de la lutte de libération arabe. En mars 1954, Mohammed Boudiaf, passé lui aussi dans la clandestinité, prend l’initiative avec quelques militants chevronnés de créer une nouvelle structure de lutte : le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (Crua) dans l’espoir de ressouder le parti nationaliste déchiré entre « messalistes » et « centralistes » et de relancer le combat. En vain. La rupture est consommée en juillet 1954, après que chacune des deux factions rivales eut organisé son propre congrès, l’un à Hornu (Belgique) l’autre à Alger, suivi par des exclusions et anathèmes réciproques.
Un mois plus tôt, galvanisés par les nouvelles de la chute de Diên Biên Phu, les anciens de l’OS tiennent, fin juin, une réunion ultrasecrète dite des « 22 » au Clos-Salembier, sur les hauteurs d’Alger, au cours de laquelle l’option de la lutte armée pour arracher l’indépendance nationale est définitivement arrêtée. Une direction de cinq membres : Mohammed Boudiaf, Larbi Ben M’Hidi, Mostéfa Ben Boulaïd, Rabah Bitat et Didouche Mourad est désignée pour mener à bien l’ambitieux projet. Ils seront rejoints rapidement par Krim Belkacem, qui vivait dans la clandestinité depuis 1947, puis par les trois autres OS du Caire.
Les « cinq » passeront ainsi à six puis à neuf. Ce sont les neuf « historiques » de la Révolution algérienne, dont l’Histoire retiendra à jamais les noms. En octobre 1954, le Crua est sabordé. Il est remplacé par un mouvement politique, le Front de libération nationale (FLN), doté d’une organisation militaire : l’Armée de libération nationale (ALN). L’Algérie est divisée en six zones opérationnelles, dirigée chacune par un chef : Aurès (Ben Boulaïd), Nord-Constantinois (Didouche Mourad), Kabylie (Krim Belkacem), Algérois (Rabah Bitat), Oranie (Larbi Ben M’Hidi). Le Sahara est laissé sans titulaire. Boudiaf est chargé de la coordination de l’ensemble et des contacts avec l’extérieur. Il se voit en outre confier avec Didouche Mourad la délicate tâche de rédiger la proclamation définissant les objectifs politiques et militaires du mouvement révolutionnaire naissant.
Le texte fondateur, daté du 1er novembre (voir encadré), est ronéoté clandestinement en quelques centaines d’exemplaires dans un village de Kabylie, Ighil Imoula, accroché à une crête des contreforts du Djurdjura. Il se fixe pour but : « L’indépendance nationale par la restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques », « le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de race, ni de confession », ainsi que « la réalisation de l’unité nord-africaine dans le cadre naturel arabo-musulman ».
Dans la nuit du mercredi 31 octobre au lundi 1er novembre 1954, éclate une série d’attentats dans divers points du territoire national, choisis trois semaines plus tôt dans le plus secret. Quelque soixante-dix attentats d’inégale ampleur seront dénombrés par la suite par les historiens. À Alger, ils visent la radio, une usine de Gaz d’Algérie, un dépôt de carburant de Mory sur le port. Dans l’Algérois, ce sont notamment une coopérative d’agrumes, une usine de transformation de l’alfa, deux casernes à Boufarik et Blida. Dans l’Oranie, une gendarmerie à Cassaigne et deux fermes de colons sont attaquées. En Kabylie, des dépôts de liège sont incendiés, des casernes, des postes de gendarmerie et des mairies mitraillés. Dans les Aurès, des bâtiments administratifs sont pris pour cibles et un officier français venu organiser la défense d’une caserne à Kenchela est tué. Plusieurs localités sont occupées par les rebelles. Ils isolent Arris, la capitale administrative des Aurès, du reste du pays pendant deux jours. Il faudra d’importants renforts militaires dépêchés de Batna pour les en déloger.
Pour la première fois depuis les massacres de Sétif en 1945 le pouvoir colonial, pourtant prévenu par le général Raymond Deval, cheville ouvrière de la répression, de l’inéluctabilité à terme d’une insurrection nationale, subissait une attaque frontale menée simultanément sur plusieurs points du territoire par quelques centaines d’hommes – un millier au plus. Ils étaient certes mal armés, mais décidés à aller jusqu’au bout de leur projet. Ils se voulaient le détonateur d’une révolution qui avait mûri dans les esprits, et qui était désormais la seule voie vers l’indépendance après que toutes les voies légales vers l’émancipation eurent été obstruées par l’obstination du colonat à rejeter la moindre réforme en faveur des « indigènes ». Sous cet angle, malgré ses maigres résultats militaires apparents, le 1er novembre 1954 fut d’abord un coup de tonnerre qui, dans le champ du symbolique, ébranla les certitudes coloniales bien au-delà de ce qu’il était possible d’imaginer. Les hommes qui l’avaient décidé et exécuté dans une relative solitude, chacun dans son « coin », sans information de ce que faisaient les autres, ne savaient pas encore – ou par humilité, le savaient-ils déjà sans se l’avouer ? – qu’ils venaient de défier l’Histoire.
On ne peut pas dire que l’administration coloniale était dans une totale ignorance de ce qui se tramait. Elle ne disposait certes pas du détail des opérations ni de la date du jour J – programmée à la dernière minute par les « historiques » et dans un parfait cloisonnement –, mais elle savait que « quelque chose » était en cours, dont la signification profonde lui échappait. Les services de renseignements de la colonie avaient alerté le gouvernement de Pierre Mendès France à Paris. Le directeur de la Sûreté générale d’Algérie, Jean Vaujour, précise dans ses mémoires que sa police avait détecté depuis quelque temps des mouvements « suspects » de militants qui cherchaient à se revoir et à se procurer des armes, et qu’elle avait informé à temps sa hiérarchie du danger que cela représentait. Lui-même affirme avoir acquis la conviction en 1954 que l’Algérie française était à la veille d’un bouleversement dont il ne parvenait pas à évaluer les conséquences.
Mais Paris, embourbée dans plusieurs autres affaires à la fois : Indochine, Tunisie, Maroc, Communauté européenne de défense, est restée sourde aux avertissements venant d’Alger. Elle s’est laissée intoxiquer par des rapports de subalternes sur le « calme exceptionnel » régnant en Algérie, au regard de « l’agitation » et des « turbulences » constatées dans les pays voisins. En visite de travail en Algérie du 16 au 22 octobre 1954 à la suite du terrible tremblement de terre d’Orléansville (actuel Chlef), le ministre de l’Intérieur François Mitterrand repart, rassuré par les militaires : « La France est chez elle en Algérie pour toujours », lui a-t-on martelé dans les casernes.
Au fond, les gouvernants de la métropole n’imaginaient pas qu’un mouvement « séparatiste » pût surgir à Alger. Leur stupeur fut à la mesure de leur aveuglement et de leur incrédulité. Ils vivront plusieurs années encore dans le déni total qu’une lutte de libération était en cours au sud de la Méditerranée – qui, comme tout le monde le sait, traverse la France comme la Seine traverse Paris –, et que la France était en guerre en Algérie. La vulgate officielle était alors que l’Algérie n’était pas une colonie, mais trois départements français et qu’il ne pouvait s’y dérouler que des opérations de police, de maintien de l’ordre et de pacification.
Le 1er novembre au petit matin, alors que le gouverneur général Roger Léonard convoque un véritable conseil de guerre réunissant Jean Vaujour, directeur de la Sûreté, le commissaire Benhamou, responsable des polices d’Alger, les commissaires des Renseignements généraux Forcioli, Carcenac et Costes, le général Cherrière, chef de la 10e région militaire, et le procureur général Susini, les consignes de Paris sont à la « fermeté absolue ». Un vaste coup de filet est ordonné, mais dans l’ignorance de l’identité des acteurs de la Toussaint – Roger Léonard dénonce un complot fomenté au Caire et le général Cherrière penche vers un soulèvement tribal ! –, les autorités tapent à côté en procédant à l’arrestation de militants du MTLD des deux bords et interdisent des journaux nationalistes. La presse métropolitaine se veut plus rassurante que jamais. Le 3 novembre, Le Monde barre sa une de ce titre très peu nuancé, qui en dit sur long sur l’état d’information des Métropolitains : « Après la série d’attentats commis dimanche en Algérie, le calme est revenu dans l’Algérois et en Oranie, mais dans les Aurès les engagements se poursuivent autour d’Arris entourée par plusieurs centaines de hors-la-loi. »
Le président du Conseil, Pierre Mendès France, proclame avec force : « Qu’on n’attende de nous aucun ménagement à l’égard de la sédition, aucun compromis avec elle. On ne transige pas lorsqu’il s’agit de défendre la paix intérieure et l’intégrité de la République. » Plus catégorique encore, son ministre de l’Intérieur François Mitterrand ne cesse de répéter : « L’Algérie c’est la France », avant de lancer son fameux : « La seule négociation c’est la guerre » à l’adresse du FLN. Le futur président de la République française, pourfendeur de la peine de mort, se fera remarquer plus tard quand, ministre de la Justice du gouvernement Guy Mollet en 1956, il approuvera la décision d’exécuter les peines capitales prononcées en Algérie. Les premiers militants algériens condamnés à mort, Ahmed Zabana et Abdelkader Ferradj, sont guillotinés le 19 juin 1956. Ils seront suivis par beaucoup d’autres, notamment un jeune communiste, Fernand Yveton, dont la grâce est rejetée par Mitterrand. Pourtant le Parti communiste français (PCF), empêtré dans ses calculs politiques métropolitains, s’était désolidarisé sans tarder des hommes de novembre, en dénonçant « le recours à des actes individuels susceptibles de faire le jeu des colonialistes », avant de tenter de prendre le train en marche en créant une organisation rivale, les Combattants de la liberté (CDL) qui finira par se rallier au FLN.
En se saisissant de sa révolution, le peuple algérien a finalement donné raison à la poignée d’hommes – rejoints bientôt par des guerrières aussi déterminées que Djamila Bouhired, Zohra Drif, Djamila Boubacha, et bien d’autres encore – qui avec une étincelle ont allumé l’incendie de la libération.