Dans l’indifférence quasi générale de la population et dans un décor d’état d’exception, ce 9 octobre ne fut qu’une parodie d’élection. Elle avait qu’un seul but : mettre à nouveau le débonnaire Paul Biya à la tête du Cameroun pour un sixième mandat d’affilée. Ce scrutin s’inscrit ainsi dans une logique de continuité. Le Cameroun est, en effet, marqué depuis l’indépendance en 1960 – et plus particulièrement depuis vingt-neuf ans de régime Biya – par un autoritarisme véhément, excluant violemment ou sournoisement le peuple de l’exercice du pouvoir politique. Cela avec la bénédiction de l’ancienne puissance coloniale, la France, partie prenante de la descente aux enfers d’un pays que tout prédisposait à jouer un rôle de locomotive en Afrique subsaharienne francophone.
À bien des égards, le Cameroun apparaît comme un pays martyr. D’abord de la France qui a ardemment manœuvré, au milieu des années 1950, pour briser les mouvements nationalistes camerounais qui combattaient le colonialisme français et britannique et revendiquaient une indépendance réelle respectant la souveraineté du peuple camerounais. Pour punir ces combattants de la liberté, la France a dépêché son armée qui y a mené une guerre atroce et sans pitié contre des pans entiers du pays considérés comme des foyers incontrôlables, notamment en pays bamiléké, à l’ouest, et en régions bassa, sur le littoral.
Dans ce Cameroun placé sous la tutelle de l’Onu en 1946 – mais administré par la France et le Royaume-Uni –, a rappelé l’intellectuel camerounais Achille Mbembé dans une tribune, « la IVe République, sous les ordres de François Mitterrand, Gaston Defferre ou Pierre Messmer, a déclenché une véritable guerre au milieu des années 1950. Bâillonnement de l’opposition, création de milices sanguinaires, torture à grande échelle, déplacement des populations, guerre psychologique, assassinats : les méthodes de la “guerre révolutionnaire” – et parfois les hommes chargés de les appliquer – sont les mêmes que celles mises en œuvre au même moment en Algérie ».Un livre paru récemment fait un récit détaillé et inédit de cette guerre oubliée. (1)
Finalement, pour achever ces nationalistes téméraires, la France coloniale a intronisé comme chef de l’État du Cameroun, déclaré officiellement indépendant le 1er janvier 1960, son poulain et ennemi juré des indépendantistes de l’Union des populations du Cameroun (UPC), l’agent des Postes Ahmadou Ahidjo. Celui-ci ne s’est pas fait prier pour mater le peuple révolté contre cette indépendance factice ; il met tout son zèle pour perpétuer la guerre coloniale de la France. En mission commandée pour le compte de l’ancienne puissance tutélaire, il témoigne sa reconnaissance envers ses maîtres en allant au-delà des attentes de la France du général de Gaulle : il impose une terreur sans précédent.
Avec le soutien multiforme de Paris, le premier président camerounais terrorise encore plus les populations de l’ouest bamiléké – poursuivant en cela la guerre initiée par l’ancien colonisateur – à coups de bombardements aveugles des populations civiles, de tortures, de mutilations et de divers autres crimes contre l’humanité restés impunis. Entre 61 000 et 200 000 personnes originaires de cette région périrent, avec l’aval de Paris. Ce martyre du peuple camerounais a continué durant les vingt-deux années de règne sans partage d’Ahmadou Ahidjo qui a développé une impitoyable police politique et institutionnalisé la violence comme mode de gestion des conflits politiques et sociaux.
Début novembre 1982, le président démissionne, usé par le pouvoir et vaincu par une supercherie des services français lui ayant fait croire que son état de santé était désespéré s’il continuait ses activités de chef d’État. Le peuple exulte. Il accueille à bras ouverts son successeur désigné, Paul Biya Bi Mvondo. Le premier ministre depuis 1975 martèle, dans ses premières déclarations publiques à la nation, qu’il inaugure une nouvelle ère, faite de rigueur dans la gestion de l’État et de moralisation de la vie publique. Deux ans plus tard, les Camerounais déchantent. Une tentative de coup d’État est matée dans le sang, et celui qui se présentait comme l’« homme du renouveau » sombre à son tour dans l’autoritarisme et l’autisme.
Pur produit du système Ahidjo, Biya reste arc-bouté au parti unique jusqu’au début des années 1990. Il ne cédera aux revendications populaires réclamant l’État de droit et la démocratie multipartite que sous la contrainte de la rue et des changements survenus dans l’environnement international : effondrement des systèmes totalitaires d’Europe de l’Est et la fin de la guerre froide qui servait, jusque-là, de prétexte aux pays occidentaux pour justifier leur soutien aveugle aux régimes répressifs du Tiers Monde ayant fait allégeance au camp de l’Ouest…
Au début de la décennie 1990, des partis politiques se créent, mettant rude épreuve leRassemblement démocratique du peuple camerounais(RDPC),le parti de Paul Biya né sous les cendres de l’Union nationale camerounaise (UNC)d’Ahidjo. Les manifestations de l’opposition et de la société civile contre le verrouillage du champ politique et la confiscation des libertés se multiplient. La répression policière est sans pitié. Les Camerounais ont encore en mémoire les descentes musclées de l’armée à Bamenda, fief de l’opposant historique Ni John Fru Ndi, tout comme les fameuses journées « villes mortes » au printemps 1992. Organisées par le front politico-social, notamment dans la capitale économique Douala, elles tiendront tout de même plusieurs mois dans tout le pays, malgré les terribles répressions des unités spéciales de la police et de l’armée, avant d’être totalement annihilées. La première élection présidentielle pluraliste de cette année a été l’occasion, pour le peuple camerounais, de rejeter en bloc, par les urnes, le régime malfaisant de Biya. Mais la volonté populaire a été détournée et la France s’est empressée de reconnaître la victoire volée du souverain Biya.
Martyrisé par la France coloniale, mais aussi par ses suppôts locaux Ahidjo et Biya, le peuple camerounais continue de porter sa croix. Alors qu’il espérait, pour cette année, sortir de la longue nuit de terreur, Paul Biya a étouffé l’espérance collective en faisant sauter, en 2008, le verrou constitutionnel qui l’empêchait de briguer un autre mandat au terme de ses vingt-neuf ans de règne. Près de 200 Camerounais, suivant des sources associatives, ont payé de leur vie leur opposition à ce coup d’État constitutionnel.
Accueilli autrefois en sauveur, Biya s’est rapidement mué en fossoyeur de son propre pays. L’économie camerounaise, autrefois championne incontestée en Afrique centrale, n’est plus qu’un vaste champ de ruines (voir p. XXX), avec une croissance molle en dépit d’un formidable potentiel hélas rapidement dilapidé. Corruption et clientélisme ont été érigés en mode normal de fonctionnement, condamnant le petit peuple à vivre d’expédients. Les richesses pétrolières du pays, longtemps abondantes, ont été les cibles privilégiées de la kleptocratie au pouvoir, avec la complicité de multinationales emblématiques de la Françafrique mafieuse. La rigueur et la moralisation promises en 1982 ont été remplacées par la prévarication à large échelle et la promotion de l’enrichissement illicite.
Au sommet de l’État, l’immobilisme forcené a eu progressivement raison du dynamisme légendaire du peuple obligé de se mettre à genoux devant le monarque et ses affidés pour quémander le pain quotidien, ou simplement la liberté d’entreprendre sans subir des harcèlements fiscaux sélectifs et punitifs. La classe des hommes d’affaires audacieux qui faisait autrefois la fierté du Cameroun a cédé le flambeau à une caste d’entrepreneurs véreux, à une génération de feymen (escrocs internationaux) qui, une fois leurs forfaits accomplis, s’en retournent narguer le bon peuple en paradant dans les villes au volant de grosses cylindrées, dans l’impunité totale.
L’élection présidentielle du 9 octobre dernier a été un autre moment de marginalisation et de mépris des Camerounais. Selon diverses sources crédibles, à peine un électeur sur trois a daigné se rendre dans les bureaux de vote pour ce rituel consacrant perpétuation de la présidence à vie de Paul Biya (voir p.XXX). Une désaffection générale qui n’a pas empêché le « vacancier d’Etoudi » (Etoudi est le palais présidentiel où il réside moins de six mois de l’année, le reste du temps étant passé à l’étranger, notamment en Suisse et en France) de se réjouir de cette élection pipée, où tout a été orchestré pour contraindre le peuple au silence. Avec les félicitations empressées de l’ancien colonisateur qui a trouvé ce cirque parfaitement « acceptable ». Celui-ci a apporté implicitement sa caution aux nouvelles répressions de manifestations de citoyens excédés en conseillant à l’opposition de se tourner vers des voies de recours pacifiques pour contester le scrutin, c’est-à-dire à une Cour suprême totalement inféodée au pouvoir de Yaoundé. Avec des engins militaires postés partout et des hommes en armes bien en vue pour intimider toute velléité anti-Biya, qui osera porter sur la voie publique le ras-le-bol sourd : « Biya, 29 ans, ça suffit » qui ne cesse d’enfler ?
À 78 ans, Paul Biya est convaincu d’avoir verrouillé le pays comme il faut afin de garantir sa présidence à vie. Il peut compter sur une armée formée pour assurer sa sécurité, aux dépens de celle des citoyens, mais aussi sur la France, qui continue à soutenir son pouvoir. Paris se laisse convaincre, par les multiples réseaux officieux et occultes de renseignement et de lobbying souvent sollicités par le pouvoir camerounais, que Biya reste le seul à même d’assurer la stabilité nécessaire à l’essor des entreprises françaises dont nombre de dirigeants sont proches de l’Élysée. Mais, pour nombre de citoyens, sept autres années de « biyaïsme », c’en est trop. Comment empêcher le énième hold-up du maître d’Etoudi ? Des leaders politiques et sociaux camerounais se concertent sur la marche à suivre. En face, l’armée veille, et de nouvelles brutalités se préparent, à en croire les ONG. Vu le niveau d’exaspération des Camerounais, tout porte à croire que le face-à-face entre Biya et le peuple aura bien lieu. Quand ? Là est la question.
(1)Kamerun, la guerre cachée aux origines de la Françafrique – 1948-1971, Thomas Deltombe, Jacob Tatsitsa et Manuel Domergue, Éd. La Découverte, 741 p., 25 euros.