Il était « l’ennemi public n° 1 » des États-Unis, le terroriste le plus traqué de la planète. Il avait à ses trousses les plus fins limiers de tous les services de renseignement du monde disposant les moyens les plus sophistiqués de l’espionnage. Tous les coups tordus leur étaient autorisés pour en finir avec lui. Les États-Unis le voulaient « mort ou vif », selon l’ordre donné par son « frère ennemi », l’ancien président des États-Unis, George W. Bush qui a fait sa fortune médiatique. Ses messagers ou présumés tels étaient suivis à la trace. Le moindre indice de sa présence déclenchait une alerte rouge auprès des chefs des services d’action occidentaux. Mille fois repéré, il a échappé mille fois à ses poursuivants.
L’avis de recherche affiché partout dans les lieux publics et posté sur Internet porte cette légende sous sa photo : « Recherché pour le meurtre de citoyens américains en dehors des États-Unis, attaques de bâtiments fédéraux ayant provoqué la mort : Oussama Ben Laden, alias Oussama Ben Mohammad Ben Laden, alias le Prince, alias l´Émir, né en 1957 en Arabie Saoudite. Cheveux bruns, yeux noirs, peau olive, gaucher, marchant avec une canne. Il est armé et considéré comme extrêmement dangereux ». Une prime initiale de 25 millions de dollars était offerte à celui qui apporterait un renseignement sûr permettant sa capture ou son élimination. Elle a été abondée de moitié par la suite pour stimuler les ardeurs des chasseurs de primes.
Promis à un brillant avenir tout tracé d’homme d’affaires de haut rang, sans soucis d’argent, le rejeton de la bourgeoisie saoudienne, héritier d’un père entrepreneur d’origine yéménite, sorte de Bouygues local, s’est égaré sur les chemins de la foi. Il a mué en fugitif serpentant péniblement à travers les pistes montagneuses d’Afghanistan à la recherche d’un salut de plus en plus hypothétique.
Flash-back. Une photo couleur sépia, le montre en 1971 à 14 ans, posant avec vingt-deux de ses frères et sœurs en vacances en Suède pour échapper à la canicule d’Arabie Saoudite. Il représente alors le prototype de cette jeunesse dorée de la péninsule arabique qui commençait à jouir de la rente pétrolière et de la société de consommation, tout en étant encore travaillée par le wahhabisme d’État, ce puritanisme islamique au nom duquel la famille des Saoud réussit à soumettre les tribus rivales par le fer et le feu et d’étendre son hégémonie à l’ensemble du vaste territoire abritant les deux lieux saints de l’islam : La Mecque et Médine.
Cheveux longs, pantalon à la mode, souriant et décontracté, on l’imagine bien volontiers au volant d’une luxueuse « Cadillac » américaine, faisant vrombir le moteur de son bolide sur les toutes nouvelles autoroutes construites par son père, un docker de Jeddah devenu millionnaire et qui s’est hissé dans les années 1950 à la tête du plus gros groupe de construction d´Arabie Saoudite avant d’être admis au sein de la famille royale. Sur la même photo, ses sœurs étaient fagotées à l’occidentale : robes mi-genoux, sans manches, serrées à la taille. Pas de voile. Une famille ordinaire somme toute.
Oussama, qu’en apparence rien ne prédispose à devenir jihadiste, se prépare à prendre en main l’entreprise paternelle qui ne cesse d’étendre ses tentacules sur le royaume. Il étudie le génie civil, fréquente les grandes écoles, s’inscrit à la prestigieuse Oxford puis à la faculté de commerce de l’université Roi Abdel Aziz de Jeddah. Ses amis d’alors le décrivent comme un jeune homme pieux, initié, certes, à la rigoriste doctrine wahhabite, mais sans plus. « Il n’était pas spécialement religieux. Dans toutes mes classes, il y avait toujours un ou deux élèves qui essayaient de me convertir à l’islam ou qui se ruaient à la fin du cours pour aller prier. Ben Laden n’était pas de ceux-là », se souvient son professeur d’anglais de Jeddah Brian Fyfield-Shayer.
Oussama n’a que 22 ans en 1979 lorsque l’armée rouge soviétique envahit l’Afghanistan. À la demande du prince Turki Al Fayçal, « grandes oreilles » du régime, il part au Pakistan organiser le soutien du royaume aux combattants afghans et « combattre les communistes mécréants ». Expérience exaltante. Il en sort auréolé de prestige. Il est « héros national » aux yeux de ses compatriotes.
À Peshawar, plaque tournante du jihad antisoviétique, il met sa fortune et son sens de l’organisation au service de la cause commune. Il aménage des terrains d’entraînement pour les moudjahidine, fait construire des écoles et des mosquées. La CIA et le Pentagone, qui jouent en Afghanistan l’islam contre le communisme, trouvent en lui l’homme de la situation, un homme à leur main. Ils lui fournissent de l’argent et les armes nécessaires à son combat. Il accueille des volontaires accourus du monde musulman pour se battre aux côtés des moudjahidine, les forme en « brigades islamistes », à l’instar des « brigades internationales » dans les années 1930-1940 en Espagne.
Oussama Ben Laden rencontre à Peshawar un prêcheur jihadiste d’origine palestinienne, Abdallah Azzam, membre des Frères musulmans, approfondit la lecture de ses œuvres, fait des incursions dans les zones de combat, partage, fasciné, la vie des insurgés qui mènent le jihad contre les Soviétiques. Son prestige grandit parmi ses hommes et dans les pays alentour. En 1988, il crée Al-Qaïda en fusionnant son mouvement avec celui d’un médecin égyptien, Ayman al-Zawahri, dissident des Frères musulmans. Al-Zawahri devient ainsi le n° 2 d’Al-Qaïda, cette « base du jihad », dont Oussama veut faire un mouvement internationaliste musulman avec un triple objectif : revenir aux sources de l’islam, libérer la Palestine et rétablir le Califat islamique. C’est en tout cas cette image de moderne Saladin (Salah Eddine Al Ayoubi), kalachnikov à la main, chevauchant un pur-sang pour combattre ses ennemis, qu’il adresse aux peuples islamiques à travers les chaînes satellitaires arabes. La télévision qatarie Al-Jazeera n’a pas peu fait pour asseoir le mythe construit avec force et posters à la gloire du jihadiste, comme celui le montrant sur fond de geysers de feu jaillissant des entrailles de la terre. Des jouets circulent à son effigie. Subjugués dans un premier temps par ce « justicier romantique », les peuples musulmans et arabes ne tarderont pas à découvrir la mystification.
Les Soviétiques finissent par décrocher d’Afghanistan, un an avant l’effondrement de l’URSS, mais pour Ben Laden la guerre n’est pas finie pour autant. Il entrevoit d’autres champs de bataille. Ses sponsors américains freinent ses ardeurs. Ils le renvoient dans son pays où il reçoit la reconnaissance de la famille royale. Mais ses ambitions vont bien au-delà d’une simple reconnaissance pour services rendus. Il ne tardera pas à se retourner contre elle pour dénoncer la corruption sévissant dans le royaume. De leur côté, les Américains s’apercevront sur le tard qu’ils avaient allumé le feu qui allait les brûler. « Le papillon épris de bonnes actions s’est métamorphosé en révolutionnaire féroce prêt à sacrifier des vies humaines pour sa cause (…) L’individu calme, paisible, aimable a laissé place à un homme se croyant capable de rassembler et de commander une armée. Il ne cachait pas sa morgue et son arrogance », témoigne le prince Turki dans la biographie qui lui a été consacrée par le journaliste américain Jonathan Randal en 2004.
Oussama Ben Laden et ses « Afghans », adeptes d´un « islam révolutionnaire », en veulent non seulement aux régimes arabes en place, mais aussi à l’hyperpuissance américaine qui déclare début 1991 la guerre à l’Irak à la tête d’une coalition internationale comprenant plusieurs pays arabes. Le débarquement de troupes américaines en Arabie Saoudite, un territoire sacralisé, à ses yeux, au nom de l’islam, marque sa rupture avec la famille royale. Son jusqu’au-boutisme inquiète les Saoudiens qui lui retirent sa nationalité et son passeport. Il doit s´exiler, en 1991, au Soudan. Obligé de fuir, il se radicalise, entre en terrorisme et promet de détruire l´Amérique, appelant les musulmans à prendre les armes, contre les infidèles dans une contre-croisade qui le mènera à sa perte.
Les premiers « exploits » à son palmarès : un premier attentat contre le World Trade Center de New York, en 1993, et deux attentats à la bombe contre les ambassades américaines de Nairobi (Kenya) et Dar Es Salam (Tanzanie), en 1998, qui font 224 morts, lui apportent la notoriété internationale qui lui faisait défaut jusqu’à présent. En 1995 de retour en Afghanistan, il y est hébergé par les talibans du Mollah Omar, dont il devient une référence. Il dispose de camps d´entraînements et de bases enterrées. Ses lieutenants occupent un quartier de villas à Kandahar. Il rencontre des journalistes, organise sa communication et se forge l’image d’un terroriste au regard d’enfant perdu, à la voix douce et aux manières de velours, mais inflexible sur les principes. Le 11 septembre 2001, le monde incrédule assiste en direct sur les télévisions américaines à l’attentat le plus improbable qui n’a jamais germé dans le cerveau d’un chef terroriste. Dix-neuf terroristes, formés au maniement d’avions sur le sol américain, détournent quatre avions de ligne et les écrasent sur des bâtiments hautement symboliques : les tours jumelles du World Trade Center (WTC) à Manhattan, à New York, et le Pentagone à Washington. Le quatrième avion s’écrase en rase campagne à Shanksville, en Pennsylvanie, sans atteindre sa cible. Bilan : 3 000 morts et 6 000 blessés, et un traumatisme dont l’Amérique, attaquée pour la première fois sur son propre sol, n’est toujours pas guérie. L’attentat venait de faire voler en éclat le mythe de l’invulnérabilité de la première puissance militaire du monde. À peine remis de son désarroi, George W. Bush déclenche alors ce qu’il qualifie de « guerre totale contre le terrorisme ». Elle verra l’armée américaine s’enliser progressivement en Afghanistan puis en Irak. Oussama Ben Laden, localisé dans l’est de l’Afghanistan à Tora Bora, immédiatement après la chute du régime des talibans, échappe de peu à la capture. C’est le début d’une traque de dix ans, qui s’achève début mai par sa mise à mort dans des circonstances qui restent nimbées de mystère à Abbottabad, une bourgade résidentielle proche de la capitale pakistanaise, Islamabad, où il résidait depuis cinq ans, alors qu’on le croyait réfugié dans les zones tribales pakistano-afghanes. Il a échappé ainsi à un procès public qui aurait sans doute permis de mettre au jour bien des zones d’ombre dans la vie controversée de l’homme et ses rapports ambigus avec ses parrains et commanditaires américains et saoudiens. Washington le voulait-elle ? Peu probable.