La réussite de l’économie chinoise, illustrée par un fort taux de croissance de la production intérieure – le plus élevé du monde sur les trois dernières décennies – et par le rôle de leader qu’elle tend à occuper au sein du groupe des Brics, est fréquemment commentée, mais un certain « mystère » continue pourtant d’entourer ce phénomène. Un consensus s’est établi autour de quelques « évidences », en particulier sur l’idée que les exportations constitueraient le moteur fondamental du développement de ce pays.
Un peu plus de trois décennies… ou de millénaires ?
Un argument abondamment disséminé voudrait que la Chine ait « émergé » il y a assez peu de temps, en fait, juste après la mort de Mao, avec la réorientation et l’ouverture de l’économie permise par Deng Xiaoping en 1978. En clair, cela signifierait que son économie n’aurait fait que stagner pendant la période maoïste et aurait décollé sitôt choisie la voie du capitalisme, ou de l’une de ses variantes, « aux couleurs chinoises ». C’est oublier que la Chine a « émergé », en tant que civilisation majeure et État-nation unifié, il y a plusieurs millénaires… et non pas décennies ! Et elle représentait une part conséquente des productions et échanges mondiaux il y a trois siècles !
De plus, si la croissance économique s’est accélérée depuis les années 1980, elle était déjà très élevée durant les dix années qui ont précédé l’ouverture au système mondial (près de 6,8 % par an en moyenne, soit plus de deux fois le rythme enregistré aux États-Unis sur la même période). D’ailleurs, lorsque la croissance chinoise a dépassé la barre des 10 % dans la décennie 1980 (contre 3 % aux États-Unis), l’essentiel des structures et des institutions du socialisme étaient toujours en place.
Le « décollage » de la Chine, souvent attribué à l’insertion du pays dans la mondialisation, n’a été rendu possible que grâce aux acquis de la période précédente – ceux de la révolution socialiste –, expliquant dans une large mesure la place si particulière occupée aujourd’hui par la Chine au sein des économies dites « émergentes ».
Croissance, crises et réponses de l’État
Ainsi en est-il, notamment, des avancées sociales et infrastructurelles réalisées, mais aussi du succès de son industrialisation et, surtout, de l’efficacité de la réponse apportée à la question agraire – par garantie d’un accès à la terre. Dans un pays où la paysannerie représente encore à l’heure présente plus de 700 millions de personnes, la contrainte première est celle de nourrir 22 % de la population de la planète à partir de seulement 6 % du total des terres arables du monde et d’une superficie cultivée par habitant deux fois moindre qu’en Inde, dix fois moindre qu’en France, cent fois moindre qu’aux États-Unis… (1)
Historiquement, la contribution du secteur agricole au développement de l’économie dans son ensemble a été considérable, grâce aux énormes transferts de surplus matériels et humains destinés à l’industrialisation. Cela n’empêche pas les autorités du pays de porter une attention permanente aux zones rurales ; attention redoublée après chaque ralentissement de l’activité. Car si l’économie chinoise enregistre une croissance économique très rapide, approchant les 10 % en tendance de long terme (1978-2011), elle n’en traverse pas moins régulièrement des périodes de crise, comme ce fut le cas en 1979-1980, 1989-1990, 1993-1994, 1997-1998 et 2008-2009. Ces crises cycliques ont vu leurs effets s’aggraver à mesure de la financiarisation progressive du modèle économique chinois.
À la suite de l’échec de la « libéralisation » des années 1989-1990 très vite interrompue, les interventions de l’État, qui sont en Chine omniprésentes et massives, n’ont eu de cesse de corriger les déséquilibres du processus de développement, tout particulièrement par un essor des infrastructures publiques (y compris et surtout dans les zones rurales), par la promotion de pôles urbains de taille intermédiaire en direction de l’intérieur du pays et par l’adoption de politiques favorables à la population agricole (stratégie du « San Nong »)… Ainsi, en réponse à la crise de 2008, les revenus des ménages ruraux ont augmenté, en termes réels et par tête, significativement plus vite que ceux des zones urbaines : 10,9 % en 2010, 11,4 % en 2011 et (en prévisionnel) 13 % en 2012, contre 8 %, 8,5 % et 10 %, respectivement.
Le rôle des exportations
Un trait souvent mis en avant pour caractériser l’internationalisation de l’économie chinoise est le dynamisme de ses exportations de marchandises, dont l’essor depuis le début des années 1990, et surtout 2000, dessine une courbe d’allure exponentielle, que seul l’impact de la crise mondiale est venu interrompre en 2008-2009. On en conclut parfois un peu trop rapidement que les exportations de biens et services seraient devenues le moteur principal de sa croissance. Mais le fait est que la stratégie de développement, pensée et appliquée avec pragmatisme par les dirigeants chinois, s’appuie sur un modèle relativement mieux autocentré et plus cohérent que dans la plupart des économies du Sud (et de l’Est). Modèle dont l’un des « secrets » des performances sur les marchés mondiaux – n’en déplaise aux néolibéraux – est le maintien d’un très puissant secteur étatique, dans l’énergie, les télécommunications, les transports, les matériaux de base ou semi-finis, la construction, mais également le système financier, au rôle dynamisant pour l’ensemble de l’économie, notamment les petites et moyennes entreprises.
En effet, les entrepreneurs chinois des secteurs manufacturiers, pour la majorité d’entre eux, s’intéressent d’abord aux débouchés intérieurs de leurs productions. C’est surtout l’expansion de la demande domestique observée ces dernières années, simulée par une consommation des ménages en forte hausse et soutenue par des dépenses en capital de l’État très actives, qui guide vers l’optimisme leurs plans d’investissement.
Dans ces conditions, le rythme très accéléré des gains de productivité du travail (qui était en moyenne de 5,2 % entre 1980 et 1995, de 6,7 % entre 1995 et 2005 et de 9,7 % entre 2005 et 2010), dans un schéma évoluant du made in China au made by China, permet d’accompagner l’augmentation extrêmement rapide des salaires industriels réels, sans que l’alourdissement des coûts du travail chinois relativement à d’autres concurrents du Sud (de la Corée du Sud au Mexique) ne détériore la compétitivité – ni d’ailleurs les marges de profit des entreprises. Ainsi, les exportations – comme les investissements directs étrangers – jouent plutôt un rôle d’appoint dans une économie dont les moteurs de croissance sont avant tout internes (2).
Une question demeure : comment les élites dirigeantes chinoises parviendront-elles à trouver les modalités nouvelles lui permettant de confirmer le développement du pays sans s’appuyer d’une façon ou d’une autre sur une transformation du rapport de forces intérieures en faveur des classes populaires ? C’est-à-dire sans réorienter, en profondeur, le « projet national » vers une priorité à accorder aux politiques sociales – pour ne pas dire… socialistes ?
(1) Sur la question agraire en Chine, lire : Wen Tiejun (2001), « Centenary Reflections on the “Three Dimensional Problem” of Rural China », Inter-Asia Cultural Studies, vol. 2, n° 2, p. 3-11 ; ainsi que Samir Amin (2008), Les Luttes paysannes et ouvrières face aux défis du XXIe siècle, Les Indes savantes, Paris.
(2) Voir ici : Rémy Herrera (2012), « Quelques problèmes (et paradoxes) liés à l’internationalisation de l’économie chinoise », mimeo, CNRS UMR 8174 Centre d’Économie de la Sorbonne, octobre.