Mardi 3 septembre, 10 h 16, heure de Moscou – 6 h 16 GMT. Deux missiles balistiques sont détectés en Méditerranée par les radars de la station d’Armavir. Cette base du Kraï (province) de Krasnodar(1) comporte deux radars du système de détection de missiles Arial appartenant aux Forces de défense aérospatiales russes en charge de la surveillance du Proche-Orient. Ces données sont simultanément confirmées par un navire russe de reconnaissance et de surveillance électronique qui croise au large des côtes syriennes.
Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou informe aussitôt Vladimir Poutine, précisant que les engins ont été lancés « de la partie centrale de la Méditerranée en direction des côtes Est ». Quelques minutes plus tard, l’un des missiles est neutralisé par un intercepteur russe ; le second s’abîme en mer, vraisemblablement à la suite du déclenchement de contre-mesures électroniques.
Deux heures plus tard, le ministère israélien de la Défense annonce avoir effectué « avec succès » un tir de missile radar dans le cadre d’un exercice israélo-américain. « Le ministère de la Défense et la MDA [Missile Defence Agency] américaine ont lancé mardi matin à 9 h 15 un missile radar de type Ankor », confirme Tel-Aviv par voie de communiqué. Selon un officier général russe cité par l’agence Interfax, il pouvait s’agir de tirs visant à « affiner des relevés météorologiques… ». Mais « il est possible que des frégates de la VIe flotte américaine aient tiré à blanc ou des leurres pour tester l’efficacité du système de la défense antimissile syrien », ajoute depuis Moscou une autre source militaire. Ces tirs pourraient avoir pour objectif d’« intimider le peuple syrien et désorganiser la communauté internationale », ajoute cette dernière source. Ultérieurement, l’état-major syrien confirme les tirs en annonçant qu’aucun projectile n’a touché son territoire. Selon nos informations, les deux missiles en question sont de type Blue Sparrow. Fabriqué par la firme israélienne Rafael, le Blue Sparrow sert à tester le système antimissile balistique Arrow. Il répond aux mêmes caractéristiques de vol (altitude, vitesse) qu’un missile de type Scud, vecteurs dont la Syrie et l’Iran sont largement dotés. Appelé Ankor (en hébreu), le Blue Sparrow arme généralement des avions de chasse F-15. L’aviation et la marine israéliennes effectuent régulièrement des manœuvres communes avec les États-Unis. Les dernières en date – « reliant Mermaid-103 » et « Juniper-Stallion-13 » – remontent à la mi-août 2013. En pleine crise diplomatico-militaire suscitée par l’attaque chimique survenue dans la région de Damas le 21 août dernier, cet événement a eu plusieurs conséquences importantes.
Après la neutralisation des deux missiles, la direction du renseignement russe a contacté son homologue américaine pour l’informer que « frapper Damas équivaudrait à frapper Moscou ». Nos sources militaires russes ajoutent avoir « délibérément omis, dans le communiqué officiel, la phase d’interception des deux missiles, pour sauvegarder la relation bilatérale, afin de ne pas provoquer d’escalade. Enfin, il s’agissait de confirmer à nos interlocuteurs la présence d’un important dispositif aéronaval russe en Méditerranée ».
L’événement du 3 septembre 2013 aurait, ainsi provoqué des échanges « soutenus, suivis et constructifs » entre Moscou et Washington avant le sommet du G-20 de Saint-Pétersbourg (5-6 septembre 2013). Et, c’est bien dans les coulisses de ce sommet que s’est préparé l’accord russo-américain de destruction de l’arsenal chimique syrien dénouant ainsi la crise diplomatico-militaire opposant les deux puissances. L’éventualité de bombardements américano-français sur des infrastructures militaires et politiques du régime de Damas n’était plus d’actualité et le président Obama faisait l’économie d’un vote au Congrès qui s’annonçait désastreux pour la suite de son mandat.
Si les comparaisons historiques pèchent trop souvent par anachronisme, cette crise, que différents états-majors ont pu comparer avec la crise des missiles du Cuba(2), amène trois remarques. Elle signe le grand retour de la marine russe en Méditerranée. Elle permet de confirmer que l’alerte balistique avancée reste l’apanage des seuls Américains et Russes et que, en la matière, la fin de la Guerre froide n’a rien changé. Enfin, si l’on a beaucoup parlé dernièrement d’un nouveau « Sykes-Picot », renvoyant au vieux découpage colonial de l’Empire ottoman, cette crise des missiles engagerait plutôt à envisager un « nouveau Yalta ». En effet, la séquence syrienne génère un rééquilibrage international, sinon une nouvelle méthode de gestion des crises internationales.
(1) Le « krai » de Krasnodar se trouve au sud de la Russie. Il est bordé par les rives de la mer d’Azov et de la mer Noire et séparé de la péninsule de Crimée par le détroit de Kertch. Il compte 800 km de frontière terrestre (notamment avec l’Abkhazie) et 740 km de façade maritime.
(2) La crise des missiles de Cuba s’est déroulée du 14 octobre au 28 octobre 1962, opposant les États-Unis et l’Union soviétique au sujet des missiles nucléaires soviétiques pointés en direction du territoire des États-Unis depuis l’île de Cuba. À cette époque, les deux blocs furent au bord de la guerre nucléaire.