En avril 1977 près de Tripoli, le Guide libyen et frère leader, Mouammar el-Kadhafi, annonçait la création d’un nouveau régime politique inconnu des constitutionnalistes : la Jamahiriya ou « l’État des masses ». Jusque-là, il n’était question que de régimes présidentiel, parlementaire, semi-présidentiel ou présidentialiste, à côté des systèmes de dictature. Le Guide dénonçait l’hypocrisie des régimes dits démocratiques qui prétendaient représenter le peuple, alors que celui-ci était tenu à l’écart de tout. Avec la Jamahiriya arabe libyenne (devenue plus tard la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et démocratique), le peuple n’était plus faussement représenté par telle instance, il exerçait directement le pouvoir. Pendant trente-quatre ans, les Libyens ont vécu sous ce régime.
Tandis qu’à l’extérieur, les bien-pensants moquaient l’État des masses et le taxaient de dictatorial, les Libyens, dans leur grande majorité, se portaient plutôt bien. En tout cas mieux que leurs voisins qui accouraient travailler chez eux pour ensuite envoyer de l’argent à leurs familles, en Tunisie, en Égypte, au Niger, au Mali, au Sénégal. Comme la plupart des produits de Libye, quoique importés, coûtaient moins cher car subventionnés, les non-Libyens n’hésitaient pas à traverser la frontière pour venir s’y approvisionner.
L’on accusait aussi la Jamahiriya de corruption, de détournement d’argent du pétrole. C’était vrai. Un jour, mécontent des agissements de certains fonctionnaires et répondant au besoin de justice sociale exprimé par les Libyens, le Guide décida que chaque famille pauvre bénéficierait directement des revenus pétroliers. Il y avait une « démocratie politique directe » avec la Jamahiriya. Il y aurait bientôt une redistribution directe de la richesse. Un fonds doté de près de 4 milliards de dollars par an fut créé, avec pour ambition de verser 4 150 dollars mensuels aux 500 000 ménages libyens considérés comme pauvres.
Cité parmi les pays les plus pauvres du monde à son indépendance, avec un taux d’illettrisme atteignant 90 % de la population, la Libye s’était transformée sous Kadhafi – aidé par les ressources pétrolières –, au point de devenir le pays le plus développé du continent africain au regard de l’indice de développement humain (qui tient compte du PIB/habitant, du niveau d’éducation et de l’espérance de vie de ses habitants). Classée au 56e rang mondial (sur 177 pays) en 2010, elle occupait aussi le 5e rang dans le monde arabe. La Libye de la Jamahiriya était le seul pays africain dont le taux d’éducation dépassait les 95 %.
Kadhafi n’était pas un allié des défenseurs des droits de l’homme. Mais sous son règne, la Libye était riche et respectée à l’extérieur. Pratiquement tous les dirigeants occidentaux lui déroulaient le tapis rouge. L’Italie de Berlusconi fut contrainte de signer avec le Guide un traité d’amitié prévoyant le versement de 5 milliards de dollars en guise de réparation des préjudices causés par la colonisation italienne. Kadhafi renégociait les contrats pétroliers qui accordent l’essentiel des revenus de l’exploitation pétrolière aux firmes internationales.
L’homme devenait dangereux, d’autant plus qu’il affichait son ambition d’unir l’Afrique, un continent divisé à dessein par les impérialistes. Il fallait l’éliminer. Des Libyens et beaucoup d’extrémistes liés à Al-Qaïda furent entraînés sur la voie de la destruction de la Libye, sous couvert de lutte pour la démocratie et les droits de l’homme. Le Guide fut torturé et assassiné, avec l’aide de l’Otan et de dirigeants de « grandes démocraties ».
Depuis le 20 octobre 2011, la Libye a cessé d’être une Jamahiriya. L’État des masses a été remplacé par quelque chose d’innommable, qui ne figure dans aucun manuel de droit constitutionnel moderne. On vilipendait l’État des masses de Kadhafi ? Aujourd’hui, il n’y a plus d’État du tout en Libye. Le pays n’est plus qu’un assemblage hétéroclite de tribus et de milices plus ou moins étroitement liées à Al-Qaïda. La Libye libérée par l’Otan n’est plus qu’un État fantôme, où les armes circulent comme des cacahuètes, où des trafics de migrants s’effectuent à ciel ouvert. Il y aurait, aujourd’hui, plus de 45 000 miliciens autrefois appelés « révolutionnaires ». Ils font régner leur loi de la violence et de la terreur. C’est avec ces groupes mafieux que des gouvernements européens traitent, ou envisagent de traiter la question des flux migratoires vers l’Europe.
Le pays qui attirait tant de monde, Africains comme Occidentaux, est aujourd’hui déserté. Les représentations diplomatiques de l’Europe libératrice ferment les unes après les autres. Le consul américain a été tué. Le premier ministre a été enlevé avant d’être relâché. Des hommes en armes n’hésitent plus à exhiber leurs « kalachs » pour obtenir l’annulation des décisions qui ne leur plairaient pas.
Les milices armées jouent à la fois le rôle de la police et de l’armée au service d’entités politiques. Dans l’État des masses, il n’y avait pas de liberté mais il y avait au moins la sécurité. Dans la Libye démocratique, il n’y a ni liberté ni sécurité. Et rien ne semble plus en mesure d’arrêter cette somalisation qui fait tant de bien aux marchands de canons et aux multinationales pétrolières peu scrupuleuses.