Le dernier livre d’Éric Hazan – Une histoire de la Révolution française (1) – est un événement. Il résonne comme un coup de tonnerre dans le ciel gris de l’idéologie dominante en nous rendant la Révolution française et le concept de « révolution ». Son apport de déconstruction/restitution jette un nouveau jour sur les mal nommées « révolutions arabes » (2) en dévoilant l’une des matrices principales et récurrentes du décervelage actuel : c’est parce qu’on a perdu la vraie compréhension de la Révolution française qu’on a idéalisé précipitamment les événements qui chamboulent le monde arabe depuis janvier 2011 en les qualifiant, un peu vite, de « révolutions ». C’est parce qu’on pense mal 1789 qu’on a du mal à y voir clair dans les processus en cours au sud de la Méditerranée. C’est parce qu’on s’est égaré dans les interprétations erronées de la Révolution française qu’on se trompe aujourd’hui sur les « révolutions arabes ».
Cet effet de torsion résulte de la convergence de trois filiations idéologiques : celle des nouveaux « philosophes » qui, fin des années 1970, ont assimilé le marxisme à la barbarie ; celle de la chute du Mur qui, fin des années 1980, a décrété la fin de l’Histoire, et celle des néoconservateurs américains et français qui, depuis le début des années 2000, proclament la fin de l’État. Ces trois enchaînements partagent une même obsession épistémologique : la négation de la coupure et du changement historique. Certes, l’historiographie n’est pas une science exacte et son déroulement – heureusement toujours contradictoire – demeure un champ de confrontations de sources, de méthodes et d’analyses. La nouveauté le dispute à l’anachronisme et aux partis pris idéologiques, souvent commandés par des préoccupations très immédiates au nom desquelles il s’agit de « réviser » le passé afin de légitimer l’action présente ou à venir.
Publié en 1965, l’ouvrage de François Furet – La Révolution française (1965) – constitue un bel exemple de cette historiographie de commande. Soucieux de prendre le contre-pied de plusieurs décennies de recherches consacrées à la Convention et au Comité de salut public – dont les travaux marquants d’Aulard, de Mathiez, Lefevbre et Soboul –, François Furet prétendait « rééquilibrer » cette histoire en privilégiant la Convention thermidorienne et le Directoire. Il s’agissait pour lui de démentir l’interprétation marxiste lisant d’abord la Révolution française comme l’expression d’une révolte populaire, celle des Jacobins soutenue par l’avant-garde des sans-culottes.
Pour Furet, la révolution reste une manifestation d’élites qui aurait « dérapé » en 1793. La confiscation violente du pouvoir par le peuple durant la Terreur aurait ainsi perturbé le cours pacifique d’une modernisation sociale menée « par le haut », dès 1787. Dans son ouvrage, Penser la Révolution française (1978), il voit les prémices de la Terreur dès 1789 et perçoit « une possible consonance de la Terreur avec la Révolution tout entière ». Se référant beaucoup à Tocqueville, il défend une continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution, dont le développement ne prendrait fin qu’avec l’arrivée au pouvoir des républicains opportunistes, qui différencient démocratie et révolution, en refusant de sacrifier la liberté individuelle aux nécessités historiques.
Oubliant Furet, à l’appui des textes et d’archives minorés, l’ouvrage d’Éric Hazan tord le cou non seulement aux contresens sur la Terreur, mais il remet en perspective le 9 thermidor qui ne marque évidemment pas la fin de la Révolution, encore moins de l’Histoire. Resituant dans leurs différents contextes les articulations principales du processus révolutionnaire, Éric Hazan redonne une compréhension politique générale à des notions clefs : celles de république, de démocratie et de justice sociale. Il pourfend les légendes tenaces qui perdurent sur Robespierre, Danton ou les Enragés en nous rendant la Révolution française.
« Les héritiers des thermidoriens qui nous gouvernent et nous enseignent sans discontinuer depuis lors s’efforcent de travestir cette histoire », conclut-il. « Contre eux, gardons vivante la mémoire, gardons l’inspiration de ce moment où l’on peut entendre que les malheureux sont les puissances de la terre, que l’essence de la république ou de la démocratie est l’égalité et que le but de la société est le bonheur commun. »
Ce beau livre redonne espoir et fait oublier aussi les « experts » qui osaient écrire en août 2011, dans un quotidien français du soir : « Les jihadistes étaient paniqués par la vague démocratique en train de submerger le monde arabe. » Depuis, heureusement, et en écho aux derniers mots d’Hazan, d’autres mouvements se sont réveillés en Tunisie et en Égypte.
(1) Une histoire de la Révolution française, Éric Hazan, La Fabrique Éditions, décembre 2012.
(2) La Face cachée des révolutions arabes, Éditions Ellipses, décembre 2012, et Afrique Asie de février 2013.