Observateur subtil des désordres mondiaux, l’historien et économiste Georges Corm analyse comment l’élargissement du pouvoir mondial aux pays émergents assure la reproduction du néolibéralisme. Malgré les mécontentements planétaires et les contestations altermondialistes.
Qu’est-ce qui vous a amené, après votre précédent ouvrage prémonitoire, Le Nouveau Désordre économique mondial, à instruire le procès de la mondialisation ?
Il ne s’agit pas d’un procès, mais plutôt d’une description de la mondialisation qui ressort en négatif. De nombreuses personnalités éminentes, notamment le prix Nobel d’économie AlfredStieglitz,l’ancien directeur général de l’UnescoFederico Mayor, le diplomate Stéphane Hessel et bien d’autres, sont d’accord : cette mondialisation prend aujourd’hui des aspects dévastateurs pour les sociétés humaines, que ce soit aux États-Unis, en Chine et dans l’ensemble du monde. Le problème est que l’équation mondialisation = progrès technique s’est inscrite dans la tête de la plupart des gens. Or, la mondialisation n’a pas grand-chose à voir avec l’accélération des progrès techniques et scientifiques. Une confusion a été créée entre le capitalisme, la mondialisation et le progrès technique.
J’essaie de montrer qu’il s’agit de notions tout à fait différentes sur les plans méthodologique et épistémologique. Rien n’arrête le progrès dès lors que les sociétés sont décidées à acquérir des techniques et faire du développement et du savoir leurs priorités nationales. Toute l’histoire de l’humanité le démontre. Il ne faut pas mélanger le néolibéralisme – et le capitalisme de rentiers qui s’en est suivi –, la mondialisation et le progrès technique. Ni penser que le progrès technique est la résultante du système économique mondial, un système gaspilleur, prédateur et source de graves problèmes d’environnement. Ces éléments doivent être séparés les uns des autres.
La mondialisation serait donc devenue synonyme de destructionet de prédation ?
Pas pour tout le monde ! Pour certains, c’est le paradis qui entraîne des niveaux de fortune, des consommations de luxe inégalées dans l’Histoire, sauf du temps où les rois et les princes gouvernaient le monde.
La crise actuelle annonce-t-elle l’avènement du « nouveau gouvernement du monde » ou sonne-t-elle le début de la fin de l’hégémonie du Nord sur le reste du monde ?
La crise actuelle va, hélas, renforcer le système de gouvernement mondial que je dénonce. Il faudra beaucoup de temps pour changer de système de gouvernement. Si les couches défavorisées de la population mondiale qui subissent la crise ne bougent pas plus que cela, c’est aussi parce qu’elles ont peur du changement. L’homme, qui ne sait pas de quoi demain sera fait, préfère l’immobilisme. Mais demain sera peut-être pire, pour peu qu’une période d’instabilité éclate. On voit bien que les gouvernements en place usent et abusent de cette peur. Néanmoins, un ras-le-bol généralisé est possible. Les manifestations en France, en Grèce, en Italie sont peut-être des signes avant-coureurs du changement.
Vous évoquez l’avènement d’une armée révolutionnaire de réserve qui pourrait bousculer le nouvel ordre économique.
Cette armée de réserve existe bel et bien. Elle est constituée des chômeurs, notamment des jeunes qui sont une composante importante de ce chômage, au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest. Je pense aussi aux personnes qui veulent sortir volontairement du système actuel, qui retourneront dans les campagnes exercer de petits métiers liés à l’agriculture par exemple.
Pourquoi n’a-t-on plus cette idéologie mobilisatrice comme du temps du socialisme ou du marxisme ?
Parce que les gens ne veulent pas d’idéologie qui leur propose des systèmes complets, fermés sur eux-mêmes et qui entraînent du fanatisme ou de la fermeture d’esprit. Or, le néolibéralisme produit cela. Il faut trouver la formule pour le combattre efficacement, sans qu’elle devienne un autre système fermé. C’est là la vraie difficulté.
La crise actuelle est-elle conjoncturelle ou systémique ?
La crise ne va pas changer le système actuel. Ceux qui pensent que l’élargissement du pouvoir mondial à la Chine, l’Inde, au Brésil et aux nouveaux pays émergents va réformer ce système se trompent. Au contraire, cela va renforcer le pouvoir mondial. Ce qui va changer, c’est la recomposition du pouvoir à l’intérieur de ce système. La confusion règne quand je lis les grands titres et les commentaires sur la prétendue réforme du FMI lors du sommet du G20 à Séoul, en novembre dernier. Il n’y a eu aucune réforme. Les pays industrialisés de l’ancien capitalisme n’ont cédé que 3 % ou 4 % du capital de cette institution clé de la mondialisation au Brésil, à la Chine ou à l’Inde. Ces pays suivent le même modèle de consommation que celui des pays anciennement industrialisés. Ils ne peuvent être une alternative pour réformer le système actuel. On a assisté à Séoul à un simple rééquilibrage au niveau du sommet du pouvoir mondialisé.
Mais ce partage du pouvoir mondialisé avec la Chine, l’Inde, le Brésil peut-il remettre en question la puissance occidentale, et notamment celle des États-Unis ?
L’expression de puissance occidentale n’a aucun sens. Dans l’Otan, l’appareil militaire occidental, il y a un membre qui n’a rien d’occidental, la Turquie, qui mène aujourd’hui une politique différente. L’Occident est une construction imaginaire. Il y a des pays anciennement industrialisés qui, dans le cas du système actuel, perdent des positions de puissance économique. Ils sont en train de s’en accommoder puisqu’ils ont découvert qu’il était judicieux que d’autres pays comme la Chine, l’Inde et le Brésil deviennent des locomotives économiques pour maintenir le même système. Contrairement à ce qui se dit, je ne pense pas que l’économie et la puissance américaine soient au bord de l’effondrement. Les États-Unis ont des possibilités de rebondissement, tout comme l’Europe qui leur est aujourd’hui totalement inféodée. Aujourd’hui, le Brésil comme la Turquie ou la Chine soutiennent la puissance occidentale. Car si la Chine s’amusait à vendre tous ses dollars, qu’arriverait-il aux Etats-Unis, mais aussi à la puissance financière de la Chine matérialisée par ses énormes réserves de change, massivement en dollars ?
Sur le plan politique, ce sont toujours les États-Unis qui font la pluie et le beau temps…
Parce que les autres pays le veulent bien. Quand je vois à quoi se résume « notre » justice internationale… La Chine et la Russie ont voté toutes les résolutions aberrantes du Conseil de sécurité des Nations unies qui vont pourtant contre la charte de l’Onu. Elles les ont votées sans aucun état d’âme. Elles sont donc tout à fait consentantes.
Le sommet du G20 à Séoul a néanmoins été l’occasion d’étaler au grand jour les divergences entre l’Occident et la Chine, mais aussi entre l’Europe et les États-Unis, à propos de la guerre des monnaies.
Encore une fois, on est dans la confusion médiatique totale. Il n’y a pas de guerre des monnaies car, dans la logique néolibérale, personne ne doit intervenir sur les marchés et il est interdit de stabiliser des monnaies. Donc de quoi parle-t-on ? De laisser faire les marchés et de donner de nouvelles occasions de profits spéculatifs!
Les néolibéraux pataugent en ce moment dans une série de contradictions qu’aucun média ne fait ressortir. On laisse entendre que le FMI, qui a toujours été un père Fouettard, pourrait, devrait mettre en place des mécanismes contrôlant les entrées des capitaux dans certains pays – sous-entendu les pays émergents ! – afin d’éviter qu’ils ne soient déstabilisés par un trop grand afflux de monnaie. C’est une infraction majeure aux règles du néolibéralisme, qui a toujours affirmé qu’il fallait tout déréguler. On a déjà vu les effets néfastes que ces règles ont provoqués dans la crise de 1997 qui a frappé les pays émergents. Autre contradiction majeure : le fait que les États-Unis fassent de la relance en injectant 600 milliards de dollars. Nous sommes en dehors de l’idéologie monétariste qui domine encore l’Europe.
Même chaos le plus total quand il s’agit de sauver les banque en injectant des fonds publics. Sur ces contradictions, je trouve la voix des altermondialistes particulièrement faible ; je ne vois guère de grandes analyses de leur part.
Tout de même, depuis des années, la réflexion s’organise, même si c’est de façon confuse…
Cette réflexion est en effet très confuse. C’est pourquoi j’essaie d’y mettre de l’ordre dans mon chapitre traitant de cette question. Précisions d’abord qu’il y a une grande différence entre les antimondialistes, qui se font appeler altermondialistes mais qui ne le sont pas, et les altermondialistes, dont j’analyse les différentes tendances intellectuelles. Je discerne trois grandes tendances qui animent aujourd’hui ces derniers. La tendance réformiste, composée de grandes ONG, dont celle dirigée par Federico Mayor, avec des personnalités comme Stieglitz. En France, je citerai Jean-Baptiste de Foucault qui a écrit un livre remarquable sur les trois cultures de développement. Il identifie trois approches différentes des problèmes des sociétés contemporaines (la pensée radicale, la pensée réformiste et la pensée utopique). La première tendance concerne les altermondialistes au parfum marxiste, qui sont assez présents dans le Forum Social de Porto Allegre. Ils sont bien « alter » et non « anti » mondialisation car, pour eux, la mondialisation est essentielle pour parvenir au bonheur de l’humanité au sens marxiste du terme.
Enfin, le courant issu des différents partis verts qui se bat en faisant des questions d’environnement son cheval de bataille. Ce courant est important parce que les environnementalistes sont les plus conscients des ravages de la société de consommation. Mais ils sont en train de verser dans le technicisme – même si certaines individualités dénoncent cette dérive – avec des questions du genre : comment réduire les émissions et avec quels moyens techniques ? Ils ne donnent pas la priorité à la dénonciation de la société de consommation qui est la cause première de la dégradation de l’environnement.
Aujourd’hui, je veux bien qu’on dise que la Chine est le plus gros pollueur de la planète, mais au nom de quoi veut-on empêcher un milliard et demi d’habitants de vouloir le même niveau de vie que les 230 millions d’Américains ? Comment lutter contre la société de consommation ? C’est cette logique qu’il faut introduire dans le débat.
Pourquoi n’entend-on pas plus la voix des altermondialistes ?
Parce que les grands médias internationaux ne leur laissent pas la place, ni pour les faire parler ni pour les mettre au pied du mur. Ces médias sont dominés par des personnalités qu’on place sur un piédestal et qui deviennent intouchables, en particulier les gouverneurs des Banques centrales. Leur parole est considérée comme quasi prophétique. Le pouvoir mondialisé se contente de ne pas intégrer les voix alternatives au système médiatique. De temps en temps, pour garantir son apparence démocratique, il donnera la parole à un auteur à l’esprit critique fort. Mais, après lui, passeront vingt auteurs conformistes pour rétablir le langage pavlovien et donc automatique du néolibéralisme !
Face à ce système, la voix des altermondialistes reste faible, même si des économistes éminents, y compris des Américains qui ont eu le prix Nobel (Stieglitz, Krugman…), publient des ouvrages ravageurs. On ne peut pas dire que la pensée critique n’existe pas, elle est là et est même forte, mais marginalisée par les grands médias.
Comment rendre compte des révoltes ici et là contre le système actuel ?
L’information alternative circule beaucoup sur Internet et permet de s’informer différemment. Par ailleurs, je me demande si nous ne sommes pas à la veille de ce qu’ont été les États généraux en France en 1789. En suivant toute la littérature des altermondialistes et ses différentes variantes, on a l’impression que des cahiers de doléances sont aujourd’hui bel et bien présentés au pouvoir mondialisé. Ce mouvement est en train de s’élever non seulement dans la jeune génération, mais aussi dans celle à laquelle j’appartiens.
Peut-on s’attendre à une révolution violente ? Si oui, peut-on l’éviter ?
Le dernier chapitre de mon livre essaie de traiter des scénarios d’avenir. Je n’ai pas la prétention de connaître les secrets de l’Histoire. J’ai juste essayé de voir à quel endroit le système montre des faiblesses. J’ai parlé de différents éléments actuels de la faiblesse américaine appelée à s’accroître. À partir du moment où le modèle américain, qui constitue le modèle source des imaginaires mondialisateurs, est très affecté, et bien il ouvre des portes au changement. Si les religions, l’islam ou le christianisme, retournent à un patrimoine éthique au lieu de rester constamment dans l’identitaire, elles vont ouvrir des portes.
Se réfugier dans le modèle religieux est-il une alternative ?
Non, l’alternative dont je parle n’est pas le modèle religieux. En revanche, ce que j’écris dans mon livre, c’est que face à la perte de rationalité économique qui entraîne des gaspillages monstrueux inhérents à une société de consommation de plus en plus destructive pour l’existence humaine, face au mouvement altermondialiste très éclaté, il y a aussi bien dans l’islam que dans le christianisme une éthique économique très forte. Personne ne regarde cette éthique parce que les religions font aujourd’hui surtout de l’affirmation fondamentaliste d’identité. L’une des dernières encycliques du pape Benoît XVI portait sur l’économique et le social dans la pure tradition de l’Église depuis Saint-Thomas d'Aquin. Elle est pratiquement passée inaperçue. Je crois que je suis le seul à l’avoir mise en l’avant. Or, il y a une jonction intéressante entre la rationalité et l’éthique. Elles vont de pair : quand il n’y a plus d’éthique, il n’y a plus de rationalité. Il faut sortir les croyants de l’affirmation identitaire afin qu’ils reviennent à leurs prescriptions éthiques.
La moralité en politique et en économie est-elle possible ?
Je pense surtout à l’économie. La politique vit exclusivement dans le monde de la passion. L’éthique est totalement contradictoire avec le capitalisme actuel. Elle est une barrière salutaire. Tout le monde parle de réglementations mais personne ne les respecte. Elles sont établies pour ne pas gêner la façon dont fonctionne le système, qui produit chaque année des milliardaires en gaspillant les ressources de tous.
Peut-on revenir au marxisme, dont les principes étaient bons mais l’application catastrophique ?
Je n’ai jamais été marxiste. Le marxisme est un système découlant de la pensée de Hegel, des grandes philosophies européennes qui sont des systèmes fermés sur eux-mêmes, sûrs d’eux-mêmes et qui prétendent régenter toute la vie de l’homme tel qu’ont voulu le faire les religions avant qu’on entre dans l’ère de la modernité. Il faut revenir à plus de modestie. Je pense que la philosophie des Lumières est une philosophie modeste. Kant est celui qui a poussé la pensée systématique à son plus haut degré, mais il l’a poussée dans la recherche d’une éthique, d’une morale universelle. Il n’a pas réalisé un système fermé. On est très loin de Hegel et de Marx. Et Kant reste un modèle d’intelligence et d’équilibre mental quand on le compare au nihilisme de droite et d’extrême droite réactionnaire, virulent et violent de Nietzsche. Mais aujourd’hui, quand vous parlez de la philosophie des Lumières, on vous dit qu’elle est la source du totalitarisme. C’est une contre-vérité contre laquelle je me suis élevé dans mon ouvrage La Question religieuse au xxie siècle ou dansL’Europe et le mythe de l’Occident, et contre laquelle je m’élève encore ici. Les néolibéraux ont fait un rapt de la pensée libérale, la vraie pensée philosophique des Lumières et l’ont totalement détournée de sa modération et de sa modestie. Cela est inadmissible.
Ne peut-on avoir aujourd’hui une nouvelle confrontation philosophique ?
Comme je le montre dans l’ouvrage, le néolibéralisme n’est que l’envers du marxisme. Pour moi, les termes capitalisme et socialisme ne veulent rien dire. Il faut regarder l’efficacité d’un système économique. Modernité est un mot émotionnel, comme authenticité, etc. Ce sont des mots qu’il faut s’abstenir d’employer si l’on veut arriver à une véritable neutralité épistémologique dans l’analyse.
Dans mes enseignements, je dis à mes élèves de ne jamais utiliser des mots chargés d’émotivité, positive ou négative. Capitalisme est un gros mot si on est marxiste, ou c’est le parfum de l’argent et du paradis si on est néolibéral. Ce sont ces concepts qui empêchent de progresser dans l’analyse et de dépasser les situations dramatiques dans lesquelles on se trouve. Il suffit de parler de système économique et d’analyser son efficacité au-delà des formes juridiques de la propriété.
On peut dire la même chose du néolibéralisme, c’est un terme passionnel.
C’est un terme passionnel, mais c’est surtout une école économique. Idem pour le néoconservatisme, qui est une école politique. Ce qui est grave dans le néolibéralisme, c’est qu’il prétend lui aussi tout régenter sous prétexte d’assurer la liberté absolue. La folie du néolibéralisme vient de l’esprit des Friedman et Hayek qui l’ont conçu, mais aussi du système économique tel qu’il est géré. Quand vous voulez réparer les dégâts, vous devez montrer les effets économiques et sociaux ravageurs de ce système. C’est presque un luxe d’analyser l’idéologie qui peut animer ce système.
L’enseignement économique, écrivez-vous, produit une armée de globalisateurs qui assure la reproduction du système néolibéral.
Une telle armée est effrayante. On est presque dans un film de science-fiction… en réel.
Vous dites que la mondialisation met à mal les espaces.Faut-il revenir à un État national ?
La mondialisation détruit toutes les cohérences spatiales. Comment va-t-on recréer ces cohérences spatiales dans le futur, je l’ignore. Ce que je peux affirmer en tant qu’historien, et je rejoins ici Habermas, c’est que les conquêtes démocratiques se sont bien faites dans le cadre des États-nations. Toutefois, dans les États-nations « démocratiques », les revendications régionales restent très fortes. Pas seulement dans les pays anciennement industrialisés, mais aussi dans les pays émergents.
Ne s’achemine-t-on pas vers une supra nationalité, comme on le voit à travers les tribunaux dits « internationaux » ?
Beaucoup d’idéalistes naïfs croient à toute cette justice pénale internationale. Elle ne résout pas le problème majeur de l’incohérence spatiale. On peut supposer des ensembles très vastes qui dépasseront l’État-nation avec un renforcement du régionalisme. On peut imaginer par exemple un ensemble Europe-Méditerranée qui fonctionnerait bien et donnerait ou redonnerait vie à des régions qui sont en train de mourir actuellement. On peut envisager mille formules. Les gens n’ont pas bien réfléchi à la cohérence spatiale. Chez les économistes, on y réfléchissait il y a quinze ou trente ans. Maintenant, ce n’est plus le cas.
Paradoxalement, la mondialisation renforce les replis identitaires et nationaux au lieu de les abolir.
La société de consommation, avec les changements qu’elle a amenés depuis le milieu du xixe, a créé tellement de malaises sociaux, de mécontentements – à l’exception de la période des Trente Glorieuses et du mouvement tiers-mondiste qui les a accompagnées … Au xxe siècle, ces mécontentements se sont traduits par la montée du fascisme et de l’hitlérisme. Et en ce début du xxie siècle, ils se traduisent par les folies identitaires.
Cela pourrait-il dégénérer en guerre ?
On a des risques d’une troisième guerre mondiale avec la situation du Moyen-Orient. Les conflits qui perdurent, une Otan focalisée sur cette région du monde, Israël jouissant d’un super statut et qui n’a aucune chance de se faire accepter dans la région à long terme, la création de la peur de l’Iran…. C’est la prophétie auto-réalisatrice de Samuel Huntington, parce que l’instrumentalisation de l’islam a été tout à fait scandaleuse. Et ça continue.
Mais tout cela n’a rien à voir avec le capitalisme. C’est purement la folie des esprits. L’origine de la mondialisation est la conquête du monde par l’Europe, c’est l’idée d’un empire universel qui hante les esprits depuis longtemps. Elle est attirante pour de nombreuses personnes, avec comme modèle l’Empire romain ou l’Empire chinois…
Pour que le système perdure, il faut des pays dominants et des pays dominés…
Aujourd’hui, ce ne sont plus des pays, mais des couches sociales. Les élites de l’ensemble des pays, autrefois pauvres et colonisés, ont intégré le pouvoir mondialisé. Quand le Brésil, la Chine et l’Inde deviennent des acteurs à l’intérieur du pouvoir mondialisé, on ne peut plus parler de pays dominés. Ce sont les paysans chinois, les paysans hindous, les classes moyennes européennes qui sont écrasés… Ce sont des groupes sociaux qui souffrent. Le système s’accommode très bien de cet éclatement spatial. On fait du business ethnique, on s’adapte à tout.
La grande force du capitalisme est de récupérer à son profit toutes les initiatives qui pourraient le contester.
Mais c’est la règle de tout pouvoir. Ce n’est pas spécifique à ce système. Simplement, aujourd’hui, il utilise les possibilités de la technique et de la science pour arriver à ses fins : antennes satellites, télévision…
Vous arrivez du Liban. Quelle analyse faites-vous de la région ? La Syrie ne semble plus perçue comme elle l’était il y a deux ou trois ans…
Il y a eu une trêve, mais elle est rompue au Liban. L’Amérique n’a pas renoncé à la politique de G. W. Bush. Quand j’ai entendu Obama au Caire en juin 2009, je me suis dit : « C’est la même politique, mais avec quelques versets du Coran à l’appui et des paroles plus douces. » Sur le fond, rien n’a changé. Quand la crise a resurgi, Obama était occupé par les affaires intérieures de son pays. Il y a une ossification de la politique des décideurs européens et américains, incapables de changer de vue sur le Moyen-Orient. La position des Américains s’explique bien. Pour eux, la colonisation de la Cisjordanie est comme la conquête des Amériques. On chasse les Indiens, on les extermine. Ils revivent l’exaltation de la terre promise. Le nationalisme américain est un nationalisme de type biblique. Ce sont des terres que Dieu donne, on a donc le droit de génocider les populations autochtones. C’est dans l’Ancien Testament – c’est pour cela que je n’aime pas du tout ce livre, contrairement aux Évangiles.
Quant à l’Europe, c’est le traumatisme du génocide des communautés juives européennes qui fait que les décideurs européens n’ont pas du tout l’intention de faire quoi que ce soit contre Israël. Lorsque l’ancien président du Conseil et premier ministre espagnol José Aznar déclare : « S’il arrive quelque chose à Israël, c’est tout l’Occident qui s’effondre », cela vous donne l’état d’esprit des dirigeants dans ce domaine.
Il faut se battre contre l’idéologie de l’Occident, car elle reprend la division binaire du monde entre Ariens et Sémites qui a fait tant de ravages et a été à l’origine de l’Holocauste. Il faut en finir avec ces divisions binaires du monde – Orient et Occident, monde judéo-chrétien et monde arabo-musulman. Ce sont elles qui annoncent les guerres.
Le nationalisme arabe a reculé à cause des coups de boutoir de l’Occident mais aussi à de ses propres erreurs.
Avec de si faibles structures culturelles, le monde arabe est souvent assimilé à une éponge. Au moment où le marxisme était presque une idéologie dominante, le nationalisme arabe s’en est imprégné puis est devenu radical. Avec le retour du religieux qui nous vient du protestantisme américain, on assiste au retour du religieux dans l’islam qui perd ainsi tout son libéralisme.
Les élites ne commencent-elles pas à se réveiller ?
Plein de gens pensent différemment mais sont marginalisés par le système. Il y a pourtant une vie intellectuelle critique très dense dans les pays arabes, mais elle n’est pas connue. Celui qui veut avoir une « existence signifiante », c’est-à-dire exister dans les grands médias et écrire dans la grande presse arabe, ne peut pas exprimer de pensée critique. Il doit écrire sur l’islam, soit en affirmant son fondamentalisme, soit en disant qu’il faut que l’islam se démocratise. C’est la même logique. Ceux qui ne veulent pas écrire dans le sens du vent sont l’objet d’une forte réprobation ou sont ignorés.
L’Afrique peut sortir de sa marginalisation mondiale ?
À la lecture de la grande presse néolibérale, l’Afrique serait un continent en pleine évolution positive. Elle est riche en ressources naturelles et deviendrait de plus démocratique. Son seul point noir, lorsqu’on lit la presse économique, c’est la Chine qui la menace ! Je me souviens d’une émission télé où l’animatrice me posait cette question : « Qu’est-ce qui va arriver à l’Afrique maintenant que la Chine met la main sur les matières premières de ce continent ? » Je lui ai répondu : « Mademoiselle, quand c’est une grande multinationale européenne ou américaine, on écrit que l’Europe et l’Amérique aident l’Afrique à mettre en valeur ses ressources naturelles. Et quand c’est la Chine, on dit que les Chinois sont des prédateurs. » Elle a été désarçonnée par le commentaire.
Peut-on vous qualifier d’altermondialiste ?
Non, même si je le suis, dans un sens, quand je demande le rétablissement de la cohérence des espaces sociaux. Je considère que c’est une utopie de penser qu’on peut unifier le monde. Le seul domaine où il faut chercher l’universalité, c’est dans une éthique et une morale dans les relations des sociétés entre elles. Ce qu’a fait Kant. On ne peut imaginer avoir un monde uniforme avec les mêmes règles, les mêmes façons de penser, les mêmes façons d’agir, les mêmes droits de l’homme, etc. C’est une utopie malfaisante. Tout comme le marxisme qui a pensé que le monde entier, grâce au capitalisme, allait devenir un seul monde et qu’on accéderait au paradis terrestre. Les philosophes des Lumières étaient beaucoup plus modestes dans leur approche. Ils n’avaient pas le narcissisme de la pensée européo- américaine d’aujourd’hui qui considère qui se considère comme la seule ayant de l’importance dans l’histoire de l’humanité.