Si WikiLeaks ne dérangeait pas, y aurait-il eu autant de monde, aux États-Unis et ailleurs, hurlant à la mort ? Traité d’assassin par les uns, promis à l’emprisonnement par d’autres, la cible de ces vociférateurs n’est autre que le fondateur du célèbre site mis en ligne il y a quatre ans, l’Australien Julian Assange.
Cette chasse à l’homme mondiale, comme on n’a sans doute jamais vu, est tout à fait rocambolesque : un mandat d’arrêt international a été délivré par la Suède contre Julian Assange le 7 décembre dernier pour répondre d’accusations de viol – ramenées aujourd’hui à l’appellation saugrenue de « sexe par surprise » (voir encadré). Le fondateur de WikiLeaks s’est alors présenté de lui-même au poste de police où il a été mis puis gardé en prison, en dépit des soutiens du cinéaste britannique Ken Loach connu pour ses films sociaux, du journaliste australien engagé Jon Pilger, de l’Américain Michael Moore et de bien d’autres qui garantissaient le paiement de la caution. Il a fallu attendre le 16 décembre pour que Julian Assange soit relâché par la Haute Cour britannique, contre le versement de 280 000 euros ! Rapportés par The Guardian, ces mots du juge témoignent de l’insanité de cette persécution : « L'histoire de ce cas et la façon dont il a été traité donneraient à M. Assange une base permettant son acquittement, en cas de procès. » Le « mis en cause » est convoqué le 11 janvier 2011 pour une audience qui décidera de son extradition. Si cela se produisait, la Suède risquerait de n’être qu’une étape avant les États-Unis (les accords d’extradition entre ces deux pays sont très flexibles) où il pourrait tomber sous le coup de l’Espionage Act, une loi datant de 1917, mais toujours en vigueur !
La publication par WikiLeaks de documents diplomatiques confidentiels du département d’État américain a suscité de nombreuses réactions d’indignation, certes pas très surprenantes, mais pour quelques-unes, dépassant l’entendement. Ainsi, voyant que les diplomates étasuniens étaient complètement mis à nu (certaines des informations méritaient leur place dans la rubrique « scandale » des petites annonces, tandis que d’autres, plus sérieuses, mais aussi sensibles, concernaient le point de vue dérangeant et/ou dérangé de divers pays arabes à l’égard de l’Iran, ennemi numéro 1), Mike Huckabbe, républicain ambitieux et candidat à la présidence en 2012, a purement et simplement demandé la mise à mort d’Assange. Joe Lieberman, sénateur « indépendant », a affirmé de son côté que cette affaire était « la plus grosse violation de la loi sur l’espionnage de l’histoire ». La sénatrice démocrate Dianne Feinstein a estimé, quant à elle, que « l’Australien [devait] être jugé pour complicité dans une action criminelle ». D’autres se sont « contentés » de vouloir l’enfermer à Guantanamo…
Plus magnanime, la secrétaire d’État Hillary Clinton s’est surtout mobilisée pour apaiser les dirigeants « maltraités » par ces fuites. Jusqu’ici, Washington n’a pas lancé de mandat d’arrêt contre le fondateur de WikiLeaks. Quant à l’utilisation de l’ancienne loi contre l’espionnage, les opinions divergent, beaucoup doutant qu’on puisse raisonnablement juger un homme selon un texte presque centenaire. Aux dernières nouvelles, il semblerait que le département de la Justice prépare une extension importante de l’« Anti-terrorism Act », une loi vague qui accorde aux services de renseignement et de police de vastes pouvoirs, qui s’enclenchent sur la base de rumeurs ou d’allégations. Tout citoyen soupçonneux menace ainsi d’être arrêté. Un rapport avec Assange ? On n’ose le croire.
Depuis le 28 novembre, date à laquelle WikiLeaks a « lâché » les premiers « confidentiels » des ambassades américaines, une pluie d’attaques est tombée sur le site, envoyée notamment par les sociétés bancaires utilisées soit par les donateurs de WikiLeaks, soit par WikiLeaks lui-même pour récolter ses dons : Amazon son hébergeur américain, EveryDNS, Dynadot, PayPal, MasterCard, Visa… Ces puissants groupes ont bloqué les versements à destination du site ou ont gelé ses avoirs. Aujourd’hui, les donateurs se voient répondre un DDOS (distributed denial of service) ou déni de service. N’est pas généreux qui veut…
En réponse à cet étranglement financier, les amis, toujours plus nombreux, de WikiLeaks ont mené une contre-offensive, désorganisant temporairement les réseaux de ces grands trusts et permettant ainsi à WikiLeaks de survivre. Les activistes qui se sont ralliés à Assange estiment que son arrestation est un « gain » plutôt qu’une « perte » pour son organisation, et qu’elle présente même un risque pour ceux qui voudraient le voir renvoyé et jugé pour espionnage aux États-Unis. Car dans la presse, une certaine solidarité se fait voir. (1)
Des hackers, ne se connaissant pas et prenant le nom d’« anonymes » (tout un symbole !), se sont donné le mot pour isoler WikiLeaks des États ou des sociétés hostiles – ce type d’action est facilité par l’organisation même du site, délibérément diffus et difficile à traquer, grâce à des serveurs disséminés à travers un grand nombre de territoires. Ces sympathisants ont déjà créé des sites miroirs, « mirror sites », qui agissent à la fois comme des réceptacles « hôtes » et comme des relais vers d’autres sites, rendant ainsi la censure des messages de WikiLeaks extrêmement difficile. Mot d’ordre de ces activistes : « L’information et Internet doivent être libres. »
Les lignes de fracture entre supporters du « whistle-blowing », littéralement coup de sifflet, ou dispositif d’alerte contre WikiLeaks, et ses détracteurs se sont renforcées le 6 décembre quand le site de Julian Assange a annoncé sa décision de publier une « Poison pill » ou pilule empoisonnée, sous la forme d’un fichier chiffré contenant des informations dévastatrices sur Guantanamo, l’Afghanistan, Bank of America et le groupe BP. Ces révélations seraient mises en ligne en cas de fermeture définitive du site, une assurance vie en quelque sorte.
Cette guerre d’un nouveau genre inquiète. Guerre cybercâble, guerre informatique, « mère de toutes les guerres », elle a ses gagnants et ses perdants, compte ses victimes, mais – jusqu’ici – sans faire couler de sang. Guerre du XXIe siècle alors ? Sans doute. Il reste que l’art d’intercepter les envois diplomatiques est ancré dans nos mœurs depuis l’antiquité. Moins loin, au cours du XVIIe siècle, l’ambassadeur britannique à Vénice observait qu’« un diplomate est un homme honnête envoyé à l’étranger pour mentir pour son pays ». Pendant des siècles, ces émissaires souvent sans scrupule en firent bien plus : ils utilisèrent le bakchich, interceptèrent les missives d’autres personnes, volèrent des trésors d’information, et bien pire. Par rapport au passé peu glorieux de leurs compères, les « frasques » des diplomates relatés par WikiLeaks ne sont rien ou presque, serait-on tenté de dire.
Qu’on le veuille ou non, Julian Assange, le « private first class », Bradley Manning (accusé d’avoir été celui qui a fourni les informations à WikiLeaks, cet ancien analyste de renseignement de l’armée américaine, âgé de 23 ans et qui risque 52 années de prison, est actuellement détenu dans une base militaire, en confinement isolé, en attente de son jugement) et leurs collègues ont rendu un énorme service public en publiant ces documents sur WikiLeaks. Car ils ont mis un coup d’arrêt aux mauvaises habitudes de nos gouvernements qui taisent nombre d’informations, nous demandant de payer leurs secrets, parfois avec nos propres vies, sans que nous ayons le droit – le plus élémentaire – de savoir pourquoi.
Aujourd’hui, ces gouvernements craignent pour leurs collaborateurs qui, disent-ils, payeront peut-être de leur vie la divulgation de ces secrets… mais ils ne sont aucunement dérangés lorsque des drones attaquent des villages et massacrent des populations ou quand l’armée étasunienne et ses mercenaires provoquent des « accidents », tout cela en notre nom ! Le ministre de la Justice américain, Eric Holder, a dit qu’il était possible que le fondateur de WikiLeaks soit jugé aux États-Unis pour avoir déclenché « une attaque contre la communauté internationale mettant en danger des gens innocents ». Mais de quels innocents parle-t-il ?
En 1971, le président américain Richard Nixon envoya ses hommes de main contre Daniel Ellsberg, le responsable des fuites des « Pentagon papers ». Il aura fallu attendre près de 40 ans pour que de telles tentatives d’intimidation et de menaces se reproduisent, cette fois – et c’est bien triste – par des membres de l’administration Obama. Julian Assange est-il ou non arrogant, paranoïaque ? Qu’importe en vérité. Le fait que toutes ces personnalités éminentes, formées à la vieille école, l’attaquent avec autant de virulence est symptomatique de la faillite des méthodes traditionnelles visant à casser cette culture du secret qui a grandi au-delà de l’imagination depuis 2001 et qui menace aujourd’hui nos propres libertés.
(1)Au gouvernement français qui a, lui aussi, commencé à chercher les moyens d’empêcher WikiLeaks de s’établir en France, le quotidien français Libération a annoncé qu’il avait choisi d’empêcher l’asphyxie du site :« Comme des milliers d’autres sites, libération.fr a décidé de participer au mouvement de soutien qui se met en place sur le net en répliquant le contenu de WikiLeaks à la virgule près. »