Une voix qui déchire les cœurs les plus secs et fait pleurer même les statues de pierre. Comme une offrande sacrée d’un Dieu à un être miraculeux. Billie Holiday était unique. Indépassable. Géniale. L’humanité dans son essence, l’émotion à l’état brut. « [Sa] voix nous bouleverse. Elle vient de l’au-delà et porte en elle toutes les traces de sa vie déboussolée par le viol, la prostitution, la drogue, la prison et le racisme. De toutes ces douleurs Billie a fait un chant sublime qui nous raconte l’histoire de l’Amérique. » Ainsi débute le documentaire que Franck Cassenti, passionné de jazz, réalisateur d’une trentaine de films (1), vient de consacrer à celle qui est devenue un mythe.
On a déjà beaucoup parlé, écrit, filmé sur cette figure à l’existence tragique et glorieuse à la fois qui, par-delà le blues, a transfiguré la musique. Comment, dès lors, raconter une fois encore Lady Day, comme on la surnommait ? Cassenti a choisi la voix des autres. Répondant, à plus d’un demi-siècle d’intervalle, à cette interrogation malicieuse de la chanteuse : « Dans vingt ou trente ans, quand je ne serai plus là, j’aimerais bien savoir comment les filles chanteront le blues. » Il a donné la parole à des chanteuses d’aujourd’hui « qui avaient le désir de traduire leur amour pour Billie ».
Des voix aussi diverses que celles de Patricia Barber, Sandra Nkaké, Leena Conquest, Cécile Mc Lorin Salvant, La Velle, accompagnées de musiciens de même talent, mais aussi celle d’un homme, le saxophoniste Archie Shepp, lisent ainsi des extraits de la biographie de Billie, Lady sings the blues, écrite trois ans avant sa mort en 1959, à 44 ans. Surtout, elles interprètent chacune quelques-unes de ses chansons dans l’émotion qui leur est propre. De très jolis moments, avec une mention particulière pour l’exceptionnelle Mc Lorin Salvant (23 ans) qui remue les tripes en interprétant Deep Song, avec un Jacky Terrasson au piano restituant magnifiquement l’ambiance de la chanson.
Franck Cassenti n’oublie pas qu’il raconte une vie et une époque particulière, celle de l’Amérique profondément raciste. La biographie linéaire et exhaustive ne l’intéresse pas. Adoptant un point de vue synchronique, il donne brièvement les jalons chronologiques de l’existence de Billie Holiday en incrustant des dates sur des images ou des chansons : 1915, naissance à Baltimore ; 1925, violée à 11 ans ; 1928, arrive à New York, arrêtée pour vagabondage ; 1934, rencontre avec Lester Young, premier passage à l’Appolo Center…
C’est le principe de son documentaire, qui alterne de façon très construite images d’archives sur Lady Day ou les États-Unis à l’époque de la discrimination, interprétations et témoignages, dont celui de Hal Singer qui joua avec elle et résume : « C’était une femme particulièrement humaine. Tout le monde aimait Billie. »
En adoptant un tel angle, le réalisateur a nécessairement limité le temps donné à la chanteuse. C’est le regret égoïste que l’on formule. Surtout après vu son interprétation inouïe de « Strange Fruit », une chanson de 1939 sur le lynchage des Noirs, que sa maison de disques refusa. Merci à Franck Cassenti de nous avoir transmis un peu de la grâce de cette chanteuse divine.
Billie Holiday Forever, France, 2012, 52 min, Oléo Films, avec la participation d’Arte France.
(1) Entre autres de L’Affiche rouge (1976) et une dizaine de documentaires musicaux,