En 2007, le gouvernement prenait l’initiative de laisser dans le sous-sol le pétrole du champ Ishpingo-Tiputini-Tambococha, situé dans l’Amazonie, plus précisément dans le parc national Yasuni. Cette décision, connue médiatiquement comme « Initiative Yasuni-ITT », prétendait renoncer à exploiter des réserves estimées à 920 millions de barils en échange d’une contribution financière internationale de 3,6 milliards de dollars (2,78 milliards d’euros). Une somme équivalente à la moitié des revenus nets que l’on aurait obtenue – aux prix moyens actuels – pendant douze ans de production.
Cette compensation aurait dû être versée dans un fonds administré par le Pnud, un fidéicommis signé en 2010 et destiné exclusivement à être investi dans des projets de développement durable de l’Amazonie équatorienne, dans la protection des peuples indiens de ces régions non encore entrés en contact avec les Blancs, et dans la préservation d’une zone à la biodiversité remarquable. Elle est même classée première du monde pour le nombre de vertébrés, deuxième pour les espèces endémiques, et est bien supérieure aux autres par le nombre d’espèces d’amphibiens, oiseaux et papillons.
Par ailleurs, la non-exploitation pétrolière aurait évité l’émission de plus de 407 millions de tonnes de CO2 (Royaume-Uni 472, Italie 366, France 332, en 2012) par combustion d’huile, tout en évitant la déforestation et l’invasion de la forêt par des populations urbaines, à la faveur de l’ouverture des sentiers pour l’exploration sismique, puis la construction d’oléoducs.
Ces questions cruciales ont été considérées avec beaucoup d’intérêt par la communauté internationale et éveillé de grandes illusions au sein des mouvements sociaux. Ils considéraient les choix du gouvernement comme un exemple de politique publique pouvant ouvrir la voie vers un modèle économique non productiviste des ressources naturelles. Un modèle post-pétrolier, en somme.
Renoncer à extraire le pétrole dans un parc national de près d’un million d’hectares a alors pris une grande valeur symbolique. Mais cela a soulevé en même temps une forte contradiction entre le maintien du patrimoine le plus important de l’Équateur, sa richesse naturelle et culturelle, et l’exploitation des ressources non renouvelables comme le pétrole, élément fondamental de la croissance économique au cours des quatre dernières décennies. De plus, il se posait l’énorme défi de convaincre les autorités des pays industrialisés, dont les sources énergétiques sont en priorité basées sur le pétrole et ses dérivés, de participer financièrement à cette politique de l’Équateur.
Une Commission pour les rapports internationaux, créée par le gouvernement pour promouvoir l’initiative Yasuní-ITT, a lancé une stratégie de communication afin de présenter les points saillants du projet et organiser des visites officielles de tous les pays dans le parc amazonien. Coût estimé de la publicité et des nombreux voyages de cette commission vers une cinquantaine de villes de plusieurs continents : 7,3 millions de dollars.
Réaliste ou pragmatique, le président Rafael Correa avait en même temps ordonné la poursuite de certains travaux et études des services pétroliers au sujet des champs ITT, comme partie d’un « plan B ». C’est-à-dire pour leur éventuelle mise en exploitation au cas où l’apport financier de la communauté internationale devait se révéler insatisfaisant.
D’autre part, bien que Correa ait parlé avec éloquence de l’initiative dans plusieurs pays européens et aux États-Unis, dans la pratique il semblait ne pas trop y croire, puisqu’il ne s’y est pas personnellement engagé. Les signes contraires se sont même multipliés. En décembre 2009, il a été absent à la signature du protocole d’entente pour la constitution du fidéicommis avec le Pnud ; il n’a pas assisté à la Conférence des Nations unies sur le changement climatique à Copenhague, en décembre de cette même année ; il a forcé l’équipe chargée de la promotion du projet Yasuni et son ministre des Affaires étrangères à démissionner. Enfin, en août 2010, lorsque le fidéicommis a finalement été établi, Correa a envoyé son vice-président signer l’accord avec le Pnud à Quito.
Pendant ce temps, le président a inlassablement rappelé que s’il n’arrivait pas à atteindre le soutien international, les champs de l’Yasuni-ITT seraient exploités. En réitérant ce chantage – qui était, il est vrai, à la base de l’arrangement avec la communauté internationale –, il a cependant instillé le doute auprès des potentiels contributeurs au projet.
En juillet 2013, le gouvernement a annoncé qu’après trois ans d’une campagne internationale assez intensive, les contributions financières avaient été de 54 millions de dollars déposés auprès du fidéicommis des Nations unies, 2 millions pour le fidéicommis national, et 53 millions offerts par une quinzaine de pays. Un total bien inférieur à la moyenne de 280 millions de dollars par an attendus de la part de la communauté internationale.
Le ministère de la Politique économique a pour sa part estimé que l’extraction du pétrole dans les zones concernées permettra à l’État de recevoir entre 50 et 72 milliards de dollars, selon le prix du pétrole, dans un horizon de vingt-trois ans. « Ce qui facilitera le combat contre la pauvreté », précisait-il.
Il n’en fallait pas plus pour que Correa effectue son revirement, le 15 août dernier. Il a annoncé la suppression de l’initiative Yasuni-ITT « parce que le monde a échoué en n’apportant pas sa contribution au projet […], l’initiative était trop en avance sur son temps et ne pouvait pas être comprise par la communauté internationale ». « L’élément clé de l’échec est l’hypocrisie totale de la communauté mondiale », devait-il conclure dans son discours à la nation.
Cette décision a suscité une grande agitation sociale. Elle a été très mal accueillie par la population, surtout par les jeunes qui se sont mobilisés pour demander au président de se rétracter, de respecter les droits de la nature garantis dans la Constitution. Mais le chef de l’État est passé outre, demandant aussitôt à l’Assemblée nationale de déclarer l’exploitation du Yasuni-ITT comme une mesure d’« intérêt national ». La majorité de députés, membres du parti présidentiel, s’est immédiatement exécutée.
Afin de convaincre l’opinion désarçonnée par ce revirement, le gouvernement a intensifié la diffusion d’annonces publicitaires dans tous les espaces médiatiques, en particulier sur les neuf chaînes de télévision nationales. Le but est de promouvoir « la nécessité d’extraire le pétrole du sous-sol pour sortir de la pauvreté ». Dans son programme télévisé hebdomadaire de trois heures, Correa s’en est pris aux opposants, les qualifiant d’« écologistes enfantins » ou d’« extrémistes environnementaux ». Il a même affirmé que les Indiens houaorani opposés à l’extraction avaient été manipulés.
Auparavant, le discours officiel ne cessait de promouvoir le respect de l’environnement et la défense des peuples indiens volontairement isolés, les Tagaeri et les Taromenane. Aujourd’hui, les ministères de l’Intérieur et des Ressources non renouvelables présentent à l’Assemblée nationale des cartes géographiques, apparemment altérées, selon lesquelles il n’y aurait pas d’Indiens dans la zone à exploiter. On insiste aussi sur l’emploi de technologies sophistiquées non polluantes : il s’agira en fin de compte d’une « exploitation responsable » faisant l’objet d’un contrôle citoyen. Des manifestations de soutien à la position officielle ont dès lors été organisées par le pouvoir.
Mais les associations de la société civile se sont aussi mobilisées : elles ont demandé à la Cour constitutionnelle d’autoriser une consultation populaire sur l’exploitation de l’ITT. Ce qui exigerait le recueil d’environ 600 000 signatures, soit 5 % de l’électorat national. En cas de réussite, le Conseil national électoral pourrait convoquer la consultation populaire entre mars et mai 2014. Un délai que le gouvernement entend mettre à profit pour convaincre les citoyens du bien-fondé de sa décision. Il prévoit d’ores et déjà d’offrir aux indigènes de minuscules crédits pour ouvrir des ateliers d’artisans ou commerciaux, quelques bourses pour les étudiants ou des emplois temporaires aux jeunes professionnels au chômage. Les organisations indigènes y ont répondu en martelant : « Défense du Yasuni, défense de la vie. »
(1) Coordonnateur national de la Commission pour la défense des droits humains (CDDH), Équateur.