États-Unis Ce groupe de pression qui soutient la droite dure israélienne est le deuxième plus influent au Congrès. Un pouvoir tempéré par l’arrivée d’un concurrent, J Street, juif, pro-Obama et « pro-paix ».
On parle souvent de l’influence de la communauté juive aux États-Unis, de la dépendance des partis politiques à son égard dans les scrutins majeurs. Cependant, on ignore souvent certains faits : selon les estimations de 2007 (1), les juifs ne représentent que 2,2 % de la population du pays, soit 5,5 millions d’Américains, sur un nombre total de 309 millions d’habitants. Mais, ici, le nombre ne fait pas la force – qui se trouve ailleurs.
Propager l’idéologie sioniste
En 1951, trois ans après la naissance de l’État d’Israël, une association, le Comité sioniste américain pour les affaires publiques, était créée par Isaïe Kenen. Objectifs de ce groupe de pression : soutenir Israël, en particulier dans son conflit contre les États arabes, et propager l’idéologie sioniste. Steven Spiegel, professeur de sciences politiques à l’université de Californie à Los Angeles, écrit : « La tension entre l’administration Eisenhower (alors président) et les sympathisants d’Israël était si forte qu’il y eut des rumeurs (qui s’avérèrent non fondées) au sujet de l’imminence d’une enquête des autorités américaines sur le Conseil sioniste américain. » Ainsi a été constitué un lobby indépendant qui, des années plus tard, a été renommé American Israel Public Affairs Committee (Aipac). Il soutient fortement la droite israélienne et plus spécialement le Likoud, notamment sur toutes les questions touchant aux colonies dans les territoires occupés.
N’employant jusque dans les années 1970 qu’une petite poignée de collaborateurs, l’Aipac compte aujourd’hui (selon ses propres estimations) 100 000 membres et 165 employés, et dispose d’un budget annuel de 47 millions de dollars. Il a aussi des bureaux à travers les États américains et un siège central à Washington, proche du Congrès. Il s’appuie sur un réseau de plus de soixante-dix organisations qui lui sont affiliées et est recensé comme « lobby » (groupe de pression ayant une très grande influence sur des décisions gouvernementales). Leur convention annuelle est devenue un must pour le Tout-Washington et tous les présidents y sont venus, suivant ce qui est devenu une tradition bien ancrée. Aux États-Unis, il existe plusieurs lobbies très puissants : la National Rifle Association (NRA, lobby pour le libre port d’armes), l’American Medical Association (Ama) et l’Aipac. À toutes ces structures, il faut bien sûr ajouter le lobby militaire, le Pentagone, sans doute le plus actif et plus puissant. On estime que l’Aipac se trouve en deuxième position.
Il utilise tous les moyens possibles pour influencer les membres du Congrès et les conduire à défendre leurs positions, mais il est aussi très actif dans le paysage politique élargi, le monde d’affaires, de la culture, ratissant bien au-delà de la communauté juive. C’est un lobby avec « pignon sur rue ». Ici, comme ailleurs, l’influence s’achète !
Déjà, en 2006, la publication par deux professeurs d’université américains spécialistes des relations internationales, Stephen Walt (Harvard) et John Mearsheimer (université de Chicago), d’un livre sur ce lobby pro-israélien avait fait scandale. (2) Dans cet ouvrage, ils se demandent comment comprendre la relation spéciale unissant l’Amérique à Israël. Pour eux, le choix américain d’un soutien quasi inconditionnel s’expliquerait par l’influence disproportionnée du lobby israélien, qu’ils soumettent à un examen rigoureux. Ils rappellent les faits financiers : l’aide économique et militaire américaine depuis 1976 fait d’Israël le plus grand bénéficiaire de l’aide américaine, puis dissèquent le soutien diplomatique hors du commun que Washington accorde à ce pays. Depuis 1982, les États-Unis ont voté contre toutes les résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu condamnant Israël, rappellent les auteurs. Même si ce soutien n’a jamais été systématique, les quelques exemples ne sauraient remettre en cause l’exceptionnel soutien américain à Israël, bien au contraire, notent les deux universitaires.
« Sionisme chrétien »
Pour eux comme pour un nombre croissant de spécialistes, le pouvoir inégalé du lobby israélien s’exprime dans le fait qu’il est « le seul lobby à avoir conduit la politique étrangère américaine très loin de la direction que l’intérêt national aurait conseillé d’emprunter ». D’autres groupes aux intérêts particuliers sont parvenus à biaiser la politique étrangère des États-Unis, mais aucun n’a réussi à la détourner aussi loin des intérêts du pays. En infléchissant par exemple la relation avec les pays arabes, le Proche et Moyen-Orient…
La publication du livre a bien sûr été aussitôt suivie d’accusations d’« antisémitisme », parmi d’autres critiques. Certes, il comporte sans doute des erreurs factuelles ici ou là. Mais aux États-Unis, tout ce qui touche à ce sujet devient éminemment passionnel, avec des cris d’orfraie provenant de tous les milieux.
L’Aipac est bien un lobby « pas comme les autres ». Il a beaucoup d’amis haut placés à la Maison-Blanche et au Congrès, mais aussi parmi les syndicats et les leaders évangéliques. Ceux-ci pratiquent une sorte de « sionisme chrétien », qui est le nom donné à la croyance d’un certain nombre de chrétiens, en particulier des protestants fondamentalistes américains. Pour eux, la création de l’État d’Israël en 1948 est en accord avec les prophéties bibliques ; elle prépare le retour de Jésus sur Terre comme Christ triomphant de l’Apocalypse. Cette croyance est ancrée dans une vision religieuse et non politique du monde qui persuade les ouailles évangéliques que le retour de Jésus provoquera la conversion des juifs. L’expression de « sionisme chrétien » recouvre un ensemble de groupes, généralement fondamentalistes, croyant que la judaïsation de la Palestine (c’est-à-dire Israël plus territoires palestiniens) est une obligation divine qui ramènera Jésus sur Terre et assurera le triomphe du christianisme lors de l’Apocalypse. Un nombre inconnu mais grandissant de sectes dévouées à ces idées émerge actuellement aux États-Unis, de façon plus ou moins fanatique.
En 2008, en écho à des préoccupations concernant l’alignement excessif de l’Aipac sur l’extrême droite israélienne, un lobby concurrent, le J Street (3), a vu le jour. Il espère mobiliser la « rue juive » libérale et en faveur d’une approche plus équilibrée du conflit. Se situant comme pro-israélien, mais surtout pro-paix, et visant à devenir un contrepoids à l’Aipac, J Street, a déménagé pour s’installer plus près du Congrès. Et, depuis l’élection d’Obama, il guette des signes de la nouvelle administration.
Après le départ de leur « très regretté ami George Bush », qui incarnait l’âge d’or de la concorde américano-israélienne, l’Aipac semble être pris d’une certaine inquiétude face à ce qu’il qualifiait de « petits signaux ambivalents » de son successeur. Ainsi, au cours de la campagne présidentielle, après avoir été accusé par Bush de prôner « l’apaisement », Obama s’était donné beaucoup de mal pour montrer que le « changement tactique » qu’il préconisait profiterait à la fois à l’Amérique et aux intérêts d’Israël. Néanmoins, utilisant comme toujours la voie de la pression, le lobby juif avait exercé encore plus durement (et illégitimement) son influence sur les décisions américaines concernant la question du Proche-Orient. C’est le durcissement de la position américaine sur les colonies juives à Jérusalem-Est et en Cisjordanie qui a mis au jour les divisions entre les deux alliés « soudés par une relation spéciale ». L’appel de Barack Obama à un gel total de la colonisation n’avait pas vraiment étonné. En revanche, sa volonté de mettre sur la place publique le différend avec Nétanyahou a surpris. En effet, comme l’a dit le président du nouveau lobby J Street, « critiquer ouvertement Israël, c’est simplement hors de question pour la majorité de juifs américains […]. Mais nous pensons que les amis sont là pour vous dire la vérité même quand elle est difficile ». (4)
Relations ambiguës
Début avril 2009, Obama avait prononcé son fameux discours du Caire, « la main tendue au monde musulman ». Il y avait parlé de son soutien à la création d’un État palestinien et demandé que la colonisation israélienne « cesse ». Une première pour un président américain, remarquée dans le monde entier. Elle a été suivie par une réponse inattendue du premier ministre israélien, « Bibi » Nétanyahou soulignant que les problèmes de la région étaient certes importants, mais qu’aucune négociation n’avait vocation à être « infinie ». Et pour ne rien oublier dans la relation ambiguë entre l’Aipac et le président, il y a toujours la question iranienne, objet de tous les tourments.
Une anxiété assez perceptible a donc gagné les rangs de l’Aipac, accrue par des prises de position inhabituelles dans les médias, mais aussi chez les politiques. Time magazine, par exemple, titrait en juin 2009 : « Pourquoi Israël ne peut pas gagner. » Le journal expliquait que le recours systématique à la force de l’État hébreu pour venir à bout du problème palestinien constituait une faiblesse politique qui mettait son existence même en péril. Lorsque Joe Biden, vice-président des États-Unis et ami de toujours d’Israël, s’est rendu dans ce pays, il a été accueilli par l’annonce de nouvelles implantations israéliennes à Jérusalem-Est. La réplique de la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton, elle aussi très inhabituelle, a fait le tour du monde : « Ce qui s’est passé est une insulte aux États-Unis. » L’éditorial de Thomas Friedman (qu’on ne peut soupçonner de gauchisme), dans le New York Times du 14 mars 2010, a également été très remarqué : « Fan de Joe Biden », comme il l’avouait, il disait que celui-ci aurait dû rentrer à Washington en claquant la porte au nez de Nétanyahou. D’après les observateurs, ce fut la crise bilatérale la plus grave depuis 1975 (5).
Avant cette crise, il était prévu que George Mitchell, l’émissaire de la Maison-Blanche au Proche-Orient, accomplisse des allers-retours entre les camps israélien et palestinien et mène des négociations selon la méthode de pourparlers de « proximité ». Une provocation ? Ou, pire, un faux pas ? D’après des spécialistes de la région, il ne s’agit pas d’une erreur de timing (comme l’a expliqué Nétanyahou), mais plutôt d’« un moment de vérité, davantage un message à méditer qu’une erreur à réparer ». En clair, cela annonçait les intentions véritables du gouvernement israélien en matière de poursuite du processus de paix. Bien que le ministre des Affaires étrangères israélien ait affirmé : « Les choses vont se calmer car ni les États-Unis ni Israël n’ont intérêt à l’escalade », il n’y a aucune certitude quant à l’issue rapide pour régler ce « malentendu ».
Fin mars, on a formellement demandé au département de la Justice des États-Unis de commencer la « régularisation » de l’Aipac en tant qu’agent étranger œuvrant pour le ministère israélien des Affaires étrangères. Cette requête légale de 392 pages est présentée par une délégation de l’Internal Revenue Department qui a discuté pendant deux heures avec les plus hauts responsables de la Sécurité intérieure concernant le cas de l’Aipac. Déjà, en 1984 et 2005, des enquêtes du FBI avaient mis à jour les activités de l’Aipac pour des agences étrangères. Sans conséquence.
Aux yeux de beaucoup d’observateurs, les enjeux de l’incident diplomatique à Tel-Aviv de mars dernier se situent au niveau des relations entre les États-Unis et Israël et ne portent nullement sur une réelle volonté de régler la question palestinienne, ou encore celle de Jérusalem-Est. L’administration américaine a d’autres priorités : elle subit la pression des lobbies pro-israéliens au sujet du dossier iranien et s’est déclarée à maintes reprises opposée à toute attaque par Israël des installations nucléaires de l’Iran. Elle est aussi préoccupée par la situation économique intérieure et, bien sûr, les guerres d’Irak et d’Afghanistan.
Israël, lui, doit commencer à s’inquiéter de son isolement croissant dans le monde et des critiques de plus en plus nombreuses émanant de ses anciens supporters les plus fidèles. La crise ne pourrait donc être que momentanée, avec un mini-rééquilibre qui ne toucherait pas véritablement à « la relation spéciale ». Le directeur de The Global Research in International Affairs (Gloria), le professeur Barry Rubin, bien connu pour ses positions sionistes, prédit : « L’administration américaine ne va pas faire grand-chose contre Israël en termes concrets […]. En plus, Israël est protégé par une opinion publique américaine très fortement favorable, et par le Congrès. Après les élections de novembre, l’administration sera encore plus faible, particulièrement par rapport à Israël. » Si Barry Rubin a raison, l’Aipac continuera à voir l’avenir en rose.
(1) Cf le site wikipedia.
(2) Le Lobby israélien, Stephen Walt et John Mearsheimer, Harvard University Press, 2006.
(3) J Street : à Washington, les rues suivent l’alphabet mais, comme l’a expliqué Corine Lesnes dans Le Monde du 18 mars 2009 :
« Ne cherchez pas. La rue J est introuvable
à Washington. Dans le quadrillage alphabétique de la capitale figure bien une rue L, une rue K, mais rien au milieu. Pas de
J Street. Certains blâment Pierre Charles l’Enfant, l’architecte de la ville. Le Français détestait John Jay. Et tout autant Jefferson. C’est évidemment une légende, colportée
par quelques mauvais esprits.
Le lobby antifrançais, probablement. »
(4) Isaac Luria, président du J Street, Le Poste. fr, 28/07/2009.
(5) En 1975, la crise entre Israël et les États-Unis était déclenchée par le secrétaire d’État d’alors, Henry Kissinger. Il demandait que le premier ministre israélien retire partiellement
ses troupes de la péninsule du Sinaï
où elles sont restées après la guerre de
Six-Jours en 1967.