Le président a déjà beaucoup fait pour le peuple. Mais son action reste ambiguë. S’il est en passe d’obtenir des compensations pour la non-exploitation du pétrole en Amazonie, le flou sur la nationalisation de l’eau, pourtant prévue par la Constitution, génère des tensions dangereuses pour la stabilité nationale.
Après avoir surfé sur des taux de popularité élevés, le président Rafael Correa entame sa quatrième année de gouvernement dans un contexte politique morose. Le chef de l’État charismatique et omniprésent sur la scène politique ne fait plus l’unanimité auprès de son propre électorat. Plusieurs de ses actions et décisions politiques sont contestées non seulement par des secteurs de la bourgeoisie ou de la droite mais également – bien que pour d’autres raisons – par une importante partie de la population. Les nouvelles lois proposées par le gouvernement au sujet des mines, de l’eau, de la communication et de l’enseignement supérieur ont suscité un fort mécontentement. Rappelons que les montants sans précédent qu’il a octroyés, depuis son avènement, aux dépenses en matière de santé, d’éducation, de logement et de « bien-être social », ainsi que pour la réalisation d’infrastructures ont constitué le socle de sa grande popularité.
Pendant les trois premières années de pouvoir, le gouvernement a dépassé largement les investissements réalisés par les trois prédécesseurs Jamil Mahuad, Lucio Gutiérrez et Alfredo Palacio. Plus de 1 755 millions de dollars ont été investis dans la santé, 3 732 millions dans l’éducation, 1 837 millions dans le bien-être social, 1 364 millions dans les bonus accordés aux plus pauvres (1,2 million de personnes démunies). Soit une enveloppe représentant plus de quatre fois le montant total de ce que les gouvernements précédents avaient consacré pour ces postes. D’autre part, les 460 millions de dollars investis dans le logement sont l’équivalent de sept fois la somme allouée par les trois anciens présidents. Ce à quoi s’ajoutent les 2 398 millions de dollars investis dans l’entretien et la construction des routes, des ports et des aéroports, optimisant le transport et le commerce.
Cet important effort a eu des effets concrets dans l’amélioration de la qualité de vie pour des millions de personnes. Il s’est accompagné d’une politique de crédits plus accessibles, de meilleurs services publics et la création d’emplois. Dans ce pays de quatorze millions d’habitants où le budget de l’État – 14 milliards de dollars en 2009 – va pour 24,5 % aux dépenses sociales, le gouvernement a mérité sa popularité.
«Socialisme du XXIe siècle»
Cette politique participe du mouvement qu’on désigne en Amérique latine comme le « socialisme du xxie siècle ». Cependant, en Équateur, ce projet de société est plus explicite sur ce qu’on ne veut pas faire que sur les stratégies politiques qu’on souhaite appliquer. En effet, les dirigeants clament haut et fort qu’ils ne veulent ni d’un capitalisme d’État, ni d’un populisme messianique, ni d’une démocratie parlementaire purement électorale – sans participation populaire – ni bien sûr d’un régime totalitaire, ni même d’une intégration régionale exclusivement fondée sur les échanges commerciaux.
Mais ils parlent de manière assez floue, voire ambiguë, d’une redistribution de la richesse et d’une déconcentration de la propriété ; ils proposent la décentralisation du pouvoir et une démocratie participative sans trop préciser ce qu’ils entendent par « autonomie » et « libre détermination » ; ils soutiennent le respect de la nature et de l’environnement dans les activités industrielles liées aux ressources naturelles tout en octroyant des concessions aux monopoles miniers et pétroliers peu respectueux de l’environnement ; ils proposent des nationalisations qui ne sont en réalité que de simples renégociations de contrats avec les entreprises étrangères ; ils parlent de cultiver le multiculturalisme, mais les systèmes de santé et d’éducation reflètent encore l’hégémonie occidentale.
Par ailleurs, la volonté affichée de donner la priorité aux intérêts collectifs au détriment de ceux individuels contraste avec la réduction des pouvoirs attribués aux organisations sociales et groupes de base. Finalement, la prétendue primauté de l’être humain par rapport au marché n’arrive pas à contrecarrer la logique capitaliste de l’accumulation et l’appât du gain, y compris dans les contrats publics.
Au début de son mandat, Correa avait mis sur place une série de programmes sociaux pour aider les plus pauvres en captant une partie des revenus pétroliers du pays, ce qui était relativement facile étant donné les prix élevés du brut au niveau international. L’économie équatorienne repose sur le pétrole, qui constitue 22 % du PIB, 63 % des exportations et 47 % du budget de l’État. Donnant suite à la demande des mouvements sociaux, Correa avait convoqué une Assemblée constituante pour élaborer la nouvelle Constitution de la République, approuvée en 2008, prévoyant une refonte institutionnelle, et un retour en force de l’État dans l’économie et le contrôle des finances, une régularisation de la vie politique afin de la débarrasser de partis soumis aux élites économiques et financières. Il promettait aussi une large participation du peuple dans les institutions sociales et économiques. Son organisation politique, l’Alliance pays, avait placé tout son programme de gouvernement sous le slogan « Révolution citoyenne ».
Aujourd’hui, c’est la désillusion. Nombre de ces projets ne sont pas appliqués, les lois ne prennent pas en compte les intérêts des secteurs concernés et la contestation grandit. Des communautés indiennes, mais aussi diverses catégories socioprofessionnelles – paysans, journalistes, étudiants, enseignants et autorités universitaires – descendent dans la rue.
Face à la dégradation de la situation économique, due notamment aux retombées de la crise internationale, le gouvernement se montre moins exigeant lorsqu’il s’agit de passer des contrats avec les grands groupes, d’autant que des études officielles font état d’un potentiel minier en or et en cuivre estimé à 210 milliards de dollars. Mais ces gisements se trouvent dans des zones protégées où leur exploitation est interdite ou encore en territoires indiens et, d’après la Constitution, leur population doit être consultée avant de procéder à la prospection ou à l’exploitation. « Les droits de quelques-uns ne doivent pas empêcher le développement de tous », avait déclaré le président Correa.
75% de l’eau privatisée
Au cœur du conflit social actuel, il n’y a pas que le pétrole et les mines, mais l’eau. L’eau et la terre se trouvent entre les mains de très peu de familles. Les unités agricoles de moins de dix hectares constituent 12 % des surfaces cultivables et représentent 84 % des producteurs, tandis que les propriétés de plus de 100 hectares constituent 42,5 % des terres et ne représentent que 2,1 % des producteurs. Pendant les vingt dernières années, 1 % de grands propriétaires (fermiers, bananiers, floriculteurs…) ont monopolisé 67 % de l’eau d’irrigation, alors que les petits producteurs (communautés indiennes, associations paysannes, coopératives, petits propriétaires…), qui représentent 86 % des producteurs, contrôlent seulement 23 % de l’eau. Si l’on additionne les concessions pour les compagnies d’hydroélectricité, de mines ou pour la simple spéculation du marché de l’eau en ville, on réalise que 75 % des ressources hydriques sont détenues par des privés. Face à cette situation d’injustice, le projet de loi sur l’eau présenté par le gouvernement est silencieux sur la nationalisation de cette ressource vitale, pourtant prévue par la Constitution.
Aujourd’hui, des courants et regroupements sociaux autrefois unis face aux désastres du néolibéralisme s’affrontent. Aucune solution de compromis n’est en vue pour tenter de dépasser une situation qui tend à s’aggraver. L’eau emportera-t-elle le « socialisme » équatorien ? n
* Víctor Hugo Jijón est coordinateur
national de la Commission pour la défense
des droits de l’homme en Équateur.