En Irak, entre novembre 2009 et mai 2010, l’analyste militaire Bradley Manning, 22 ans à l’époque, en a vu plus qu’il n’a pu endurer. Pris par les atrocités de cette guerre, certains jeunes de son âge et d’autres moins jeunes auront basculé dans la folie, devenant tueurs ou psychopathes. Lui n’a pas suivi le même chemin : non sans courage, il a choisi de mettre le doigt sur les inepties et les horreurs de ce monde en transmettant à WikiLeaks des documents militaires américains sur les guerres en Irak et en Afghanistan ainsi que 260 000 dépêches du département d’État. Il encourt aujourd’hui la perpétuité.
À son audience préliminaire tenue fin novembre et début décembre 2012 à la base militaire de Fort-Meade, dans le Maryland, il a pu enfin prendre la parole – sa première intervention publique depuis son arrestation. Lors d’un chat sur Internet, se souvient-il, il avait confié au hacker Adrian Lamo : « Honnêtement, j’ai peur. Je n’ai personne à qui me fier. J’ai besoin d’aide ! » Cet appel au secours qui se révélera être une énorme erreur n’a fait que confirmer l’appréhension qu’il ressentait vis-à-vis du système traître et mensonger qu’il aura tenté de dénoncer deux ans plus tôt.
Bradley Manning a décrit le monde kafkaïen dans lequel on l’a plongé du jour au lendemain. Il est revenu sur son court séjour à Camp Arifjan, base américaine au Koweït, son enfermement dans une cage. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait pensé au suicide, il a eu cette réponse laconique : « Faisant toujours des plans, jamais les poursuivant… »
À la base de Quantico près de Washington, le jeune soldat a été retenu dans des conditions inhumaines : sous observation constante jusque dans les toilettes, délesté de tous ses objets personnels, soumis toutes les cinq minutes à des contrôles visuels, autorisé à sortir de sa cellule – moins de 2 mètres sur 2,5 –, vingt minutes par jour, mains et pieds enchaînés : « Vingt minutes de soleil », selon un officier… déduites de son heure d’exercice en salle. Auxquelles il faut ajouter les privations, les tortures, les insultes. Lorsqu’il s’est plaint de ces mauvais traitements, les gardiens l’ont réveillé en pleine nuit, lui ont ordonné d’enlever tous ses vêtements. Le lendemain, pendant l’inspection, il a été forcé de se montrer nu devant tout le monde. Une humiliation qui est devenue un rituel. Un psychiatre de la Navy qui a eu à traiter Manning a affirmé que ses recommandations médicales ont été constamment ignorées par les commandants de la base.
Le rapporteur spécial des Nations unies contre la torture a formellement accusé le gouvernement américain de traitements cruels, inhumains et dégradants envers Bradley Manning. Même condamnation commune des Nobel de la paix Mairead Maguire (1977), Adolfo Perez Esqivel (1980) et l’archevêque Desmond Tutu (1984) : « Ayant travaillé pendant des décennies contre la militarisation croissante des sociétés, nous sommes très angoissés par le traitement infligé à Manning… Les papiers divulgués à WikiLeaks et [qui lui sont] attribués ont donné un accès sans précédent à des détails extrêmement importants. »
Pendant près de trois ans, Bradley Manning a été interdit de toute prise de parole publique. Il a fallu attendre Fort-Meade pour l’entendre, après exactement 921 jours de mise au secret, d’isolement, de confinement… alors que, selon la loi militaire américaine, le maximum autorisé est de 120 jours ! Manning détient aujourd’hui le record de l’enfermement d’un soldat américain depuis la guerre du Vietnam. « Une punition illégale préventive proscrite par le code militaire », ont asséné ses défenseurs.
Lors de cette première audience, Manning a plaidé coupable, non pour les chefs d’accusation les plus graves, notamment aide à l’ennemi (passible de la prison à perpétuité), mais pour son rôle dans la transmission desdits documents, ce qui devrait – qui sait ? – éviter des semaines de débats sur le sujet. La cour martiale aurait alors la possibilité de se concentrer sur ce que son avocat, David Coombs, a toujours affirmé : le fait qu’une telle publication n’a eu que peu ou pas d’effet sur la sécurité nationale américaine. La seule motivation du jeune soldat a été d’exposer les crimes, les fraudes et les abus d’un système dont on voit encore les effets dévastateurs en Irak.
Quoi qu’il en soit, le procès du jeune soldat qui doit commencer le 4 février prochain porte déjà sa marque sur l’histoire des États-Unis. Une marque profonde, injuste, honteuse.