L’économie mondiale bascule progressivement vers l’Orient. Les « barbares » et ceux qu’on a longtemps considérés comme étrangers à la rationalité et à la science sont en train de prendre le pouvoir.
La route de la soie a relié pendant des siècles les grandes provinces chinoises à l’Europe en passant par Antioche, au Moyen-Orient. C’était l’une des premières manifestations de la mondialisation qui permettait à la Chine d’exporter la soie, dont elle avait jalousement gardé le secret de fabrication pendant des siècles. Plus tard, ces échanges commerciaux ne se sont pas limités à la soie mais ont été l’occasion pour la Chine, du temps de sa splendeur, d’exporter d’autres produits. Cette route a été progressivement abandonnée avec le déclin de la Chine et la découverte du secret de la fabrication de son tissu phare par d’autres pays. Aujourd’hui, on assiste à une renaissance de la route de la soie et des échanges commerciaux avec la montée en puissance de la Chine.
Progression inexorable
Ce qui devait arriver arriva : la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale, talonnant les États-Unis. La forte croissance que l’empire du Milieu a connue depuis plus d’une décennie, avec des niveaux records à deux chiffres, lui a permis de rattraper son retard sur un grand nombre d’économies développées et d’améliorer sa compétitivité pour devenir une des nouvelles puissances émergentes. Progressivement ceux-ci, notamment les Bric (Brésil, Russie, Inde et Chine), sont devenus de véritables concurrents des puissances économiques traditionnelles et se sont imposés comme de nouveaux acteurs importants sur la scène globale. Surtout, la grande crise globale de l’autonome 2008, qui n’a pas fini d’inquiéter experts et responsables politiques, a accéléré ce phénomène. En effet, la récession a été plus marquée dans les pays développés, du fait de la grande fragilité du secteur bancaire fortement impliqué dans la crise des subprimes.
Dans les pays émergents, l’effet de la crise non seulement a été moins important mais surtout les programmes ambitieux de relance ont permis à ces économies de retrouver leur élan d’avant la crise. La Chine a été l’une des premières économies émergentes à retrouver une croissance « insolente » au moment où la plupart des économies, et particulièrement les puissances traditionnelles, étaient en plein doute et le marasme économique encore à son comble.
C’est tout logiquement que la Chine a ravi la place au Japon, pour devenir la deuxième puissance économique du monde au second trimestre de cette année. Du coup, dans les prévisions pour le classement des six plus grandes puissances économiques mondiales pour la fin de l’année 2010 est le suivant : Les États-Unis, avec un PIB de 14 800 milliards de dollars ; la Chine avec 5 365 milliards ; le Japon avec 5 273 milliards ; l’Allemagne avec 3 333 milliards ; la France avec 2 669 milliards et le Royaume-Uni, avec 2 223 milliards. Les experts estiment que la place de première puissance économique mondiale devient un objectif accessible pour la Chine. Une étude de la banque Goldman Sachs souligne que la Chine détrônera les États-Unis en 2027, alors que les experts de PricewaterhouseCoopers estiment que ce changement devrait se produire à l’horizon de 2020.
Ainsi sommes-nous à la veille d’un changement de grande ampleur de l’économie mondiale et d’un basculement du monde vers l’Orient. Désormais, l’Occident n’est plus le seul îlot de modernité dans un monde de ténèbres et de violence. Les « barbares » et ceux qu’on a longtemps considérés comme étrangers à la rationalité et à la science sont progressivement en train de prendre le pouvoir dans l’économie mondiale.
Il faut aussi souligner que ce décentrement de la globalisation et cette accélération du poids économique des pays émergents ont été accompagnés par l’apparition de nouvelles routes de la soie où la Chine est devenue un acteur majeur comme il y a quelques siècles. Déjà, l’empire du Milieu a ravi à l’Allemagne la première place de puissance commerciale mondiale. Surtout, on assiste à un renforcement des échanges Sud-Sud depuis quelques années, où les pays émergents jouent un rôle essentiel. Par exemple, la Chine est devenue le principal partenaire commercial du Brésil, détrônant les États-Unis qui avaient la mainmise sur cet important marché depuis de nombreuses années. Elle est aussi devenue un important partenaire commercial de nombreux pays africains, sans parler d’une présence de plus en plus forte au niveau régional.
L’influence de la Chine ne se limite pas au domaine commercial ; elle se prolonge dans le domaine des investissements. Les firmes chinoises sont ainsi de plus en plus présentes dans beaucoup de régions en développement en Amérique latine, en Afrique ou en Asie. Non seulement dans le secteur minier, pour fournir les matières premières nécessaires et faire tourner les usines chinoises à plein régime, mais aussi dans celui des infrastructures, des industries manufacturières et dans certains secteurs des services.
Cette renaissance de la Chine est à l’origine d’un « nouveau cycle économique », comme le souligne le quotidien britannique Financial Times, dans une enquête consacrée au retour en force des héritiers de Mao et de Deng Xiaoping. La Chine est devenue l’une des nouvelles puissances économiques mondiales, qui a réussi à forger de nouvelles voies de commerce et d’investissement rappelant les routes de la soie d’antan. De même la problématique du découplage est-elle de retour. Elle était au cœur du débat international avant la crise, mettant l’accent sur la déconnexion entre les cycles macroéconomiques des pays émergents en plein boom économique et ceux des pays développés connaissant une croissance molle depuis le début du siècle.
w Nouveaux circuits Sud-Sud
Certes, la crise a été à l’origine de la remise en cause de cette thèse et beaucoup ont vu une corrélation entre les conjonctures économiques dans le monde en développement et le monde développé du fait de la globalisation et d’une forte interpénétration entre les économies. Mais la thèse du découplage revient aujourd’hui en force. Il ne se limite plus à un décalage entre les conjonctures économiques mais se traduit par le renforcement et la création de nouveaux circuits économiques Sud-Sud qui pourraient bien ravir la place à ceux plus traditionnels du Nord vers le Sud.
La poursuite de la renaissance économique chinoise ne se fera pas sans difficultés ; elle pose d’ores et déjà des défis importants pour la Chine. Le premier d’entre eux est lié à la question du change du yuan et aux accusations répétées des États-Unis et d’autres puissances traditionnelles qui accusent ce pays de manipuler sa monnaie. Certes, la Chine a fait preuve d’ouverture en assouplissant sa politique de change, ce qui a permis au taux du yuan de remonter par rapport au dollar. Mais, cette question restera au centre des débats et des pressions dans les prochaines semaines.
Deuxième enjeu important : les préoccupations des pays du Sud, dont l’Inde et le Brésil, dont les entreprises sont mises en difficulté par les exportations chinoises. Certains pays ont d’ailleurs commencé à mettre des barrières afin de protéger leurs entreprises face au made in China. Même si l’économie d’aujourd’hui a bien changé depuis celle du temps de la route de la soie. Si, à l’époque, il fallait garder le secret de la fabrication, aujourd’hui, il faut partager ce secret et tout faire pour que nos partenaires ne pâtissent pas de leur manque de compétitivité.
Le dernier défi pour la Chine, enfin, est d’ordre interne. Il concerne les mouvements sociaux qui ont déjà permis de revaloriser les salaires. Ainsi, la grande majorité des provinces chinoises ont relevé de plus de 20 % le salaire minimum cette année. Cette hausse apporte un début de réponse aux défis sociaux du modèle chinois caractérisé par de faibles niveaux de revenus et de grandes inégalités. Mais elle implique également une réorientation du modèle de développement avec une réduction de la dépendance par rapport au marché externe, afin de donner une plus grande place à la demande interne. Si l’économie de la soie d’antan apportait les plus grands revenus à l’État, il est nécessaire aujourd’hui d’assurer un meilleur partage des fruits de la croissance. Les nouvelles routes de la soie, contrairement aux anciennes, ont aujourd’hui besoin d’un plus grand partage pour perdurer.