Les deux pays seraient-ils sur le point d’être reconquis par les taliban ? Dans le premier, la déroute de la coalition n’est plus qu’une question de calendrier ; dans l’autre, les gigantesques inondations leur donnent l’occasion de gagner la guerre des cœurs.
Des nouvelles du Pakistan ? Quatorze millions de personnes lourdement frappées par les inondations, des terres agricoles sévèrement endommagées, une croissance économique menacée, un gouvernement débordé, la détresse généralisée. Et d’Afghanistan ? Les Occidentaux ne gagneront jamais la guerre. « Tout le monde » dans la région en parle. Même le président pakistanais. En termes plus polis, Asif Ali Zardari a déclaré au journal parisien Le Monde : « La communauté internationale, à laquelle appartient le Pakistan, est en train de perdre la guerre contre les taliban. Et ce, avant tout parce que nous avons perdu la bataille de la conquête des cœurs et des esprits. » (1)
Zardari sur la sellette
Zardari a été critiqué pour son absence du pays au moment du désastre. Il a justifié ses voyages en Europe continentale et en Grande-Bretagne en disant que non seulement il avait défendu la réputation de son pays, accusé de complicité avec des islamistes en Afghanistan, mais il avait cherché à mobiliser l’assistance des pays étrangers pour les victimes des inondations. Cette justification suffira-t-elle à sauver un président qui s’est rendu encore plus impopulaire qu’il n’était déjà ? Il se murmure qu’il pourrait bien être éjecté de son poste, des militaires pakistanais étudiant la formation d’un gouvernement d’union nationale, avec ou sans son parti, le Parti du peuple (PPP), qui dirige le pays depuis février 2008.
Les critiques contre le gouvernement pakistanais, néanmoins, ne doivent pas cacher une réalité : les inondations ont été gigantesques et constituent, selon certains, le « pire des désastres naturels que le Pakistan ait jamais vécu ». Par leur énormité, elles défient la capacité du pays à y répondre. En attendant que les autorités comme les donneurs d’aide (et de leçons) internationaux se mettent en action, les islamistes sont à l’œuvre. Comme lors du tremblement de terre géant de 2005, le Jamaat ud-Dawah a déjà mobilisé ses militants et sympathisants pour venir au secours des survivants, à leur grand soulagement. Derrière le Jamaat, se cache à peine le groupe Lashkar-e-Toiba, accusé de terrorisme, et très spécifiquement désigné par l’Inde comme responsable de l’attaque armée particulièrement meurtrière de Mumbai, en 2008.
En Afghanistan, les rebelles musulmans eux aussi continuent de faire parler d’eux. À la mi-août, une opération militaire afghane ambitieuse a été menée contre les taliban, dans l’est. Elle devait apporter la preuve, selon les occupants occidentaux, que le gouvernement est capable d’assurer la sécurité du pays. Or les taliban, dont les actions et l’organisation sont de plus en plus sophistiquées, ont écrasé le bataillon de 300 hommes, en capturant un grand nombre.
L’Armée nationale afghane, comme on l’appelle, compte désormais 134 000 soldats, à peu près autant que les forces occidentales dans le pays. Le général David Petraeus, nouveau commandant étasunien, s’est félicité que le gouvernement afghan ait pu atteindre ce nombre trois mois avant la date prévue. Par ailleurs, devant les revers fréquents face aux taliban, ce général a aussi annulé les instructions aux militaires occidentaux de réduire au minimum les morts civils qu’avait données, officiellement, son prédécesseur, Stanley McChrystal. Pour gagner les cœurs et les esprits, disait-il justement. Mais pour gagner cette guerre, du moins éviter une débandade des forces d’occupation, il faudra bien des morts civils, semble penser Petraeus, à qui l’on prête des ambitions présidentielles contre les démocrates en 2012.
Au premier trimestre 2010, McChrystal avait lancé l’offensive contre une ville minuscule dans la province de Helmand, au sud, dénommée Marjeh et présentée par la presse comme un bastion des taliban. Ses troupes ont pris Marjeh, tourné le dos et les taliban, en fait des cultivateurs et leurs fils, sont revenus. Marjeh devait être la première phase de l’opération étasunienne contre la région de Kandahar, vrai bastion, elle, des taliban. Mais McChrystal a annulé l’opération devant les pronostics d’échec. Il a ensuite accordé une interview au journal américain Rolling Stone (2), critiquant ouvertement des responsables de l’administration Obama pour s’assurer, selon certains analystes, son limogeage afin de ne pas porter le chapeau d’un nouvel échec.
Fin juillet, le site américain Wikileaks, basé en Suède, a publié de nombreux rapports estampillés « secret » (mais apparemment pas « top secret »…) allant dans le sens de ceux qui s’opposent la guerre en Afghanistan. Ils comportent, entre autres, des accusations selon lesquelles les services secrets pakistanais contrôlent les taliban afghans, affirmation qualifiée de fort douteuse par de nombreux observateurs. Que certains responsables pakistanais – surtout les anciens – soient en faveur du départ des occupants d’Afghanistan n’a jamais été un secret. L’un d’entre eux, le général Aslam Beg, ancien chef d’état-major des forces armées pakistanaises, très respecté, écrit : « Les forces de la coalition [occidentale ndlr] sont démoralisées et défaites dans une guerre qui n’a aucun idéal ni justification morale. Pour leur part, les taliban luttent pour la liberté de leur pays, avec confiance en soi et la croyance en l’intervention divine qui les a aidés à battre les plus puissants des puissants ces trente dernières années. En fait, la guerre asymétrique menée par l’armée de l’ombre talibane détermine les formes de l’ordre global émergeant. » Ils sont nombreux parmi les militaires pakistanais à le penser.
La main de New Delhi
Selon Wikileaks, une bonne partie des dirigeants talibans est basée au Pakistan. Leurs familles en tout cas. Mais le mouvement est majoritairement pachtoune, et le « pays » pachtoune chevauche la ligne Durand qui sépare le Pakistan de l’Afghanistan. La grande ville de Peshawar est pachtoune. Une partie non négligeable de la population de Karachi, immense cité portuaire du Sud, est également composée de Pachtounes ayant fui la guerre entre les militaires pakistanais et étasuniens d’un côté, et les taliban pakistanais de l’autre.
En Afghanistan, l’influence des taliban se répand comme un feu de poudre. Ils reviennent dans le Nord depuis peu. Sur les trente-quatre provinces du pays, trente-trois ont un gouverneur taliban qui gère une administration de fait (3). Et celui-ci jouit de bien plus de crédibilité que les chefs provinciaux nommés par le gouvernement du président Hamid Karzai.
Les taliban afghans ont-ils des relations avec les talibans pakistanais ? C’est évident, disent beaucoup d’observateurs. Mais rapports étroits ? Pas certains si l’on observe leur qualité. Au Pakistan, on accuse l’Inde de manipuler certains taliban pakistanais et de les pousser à des attaques armées à l’intérieur du Pakistan, afin de déstabiliser le régime. Ce qui est clair, c’est qu’en Afghanistan, les taliban de Mullah Mohammed Omar et du réseau Haqqani (au nord-est) sont, pour l’essentiel, leurs propres maîtres, jouissent d’une popularité grandissante et recrutent leurs combattants parmi les paysans pachtounes écrasés par l’élite afghane et les armées étrangères qui la soutiennent.
La situation afghane a des ressemblances avec celle qui prévaut au Pakistan. Mais ce pays de plus de 170 millions d’habitants est plus complexe que l’Afghanistan. Divisé en plusieurs nations, il est dominé par une bourgeoise urbaine dont les velléités de développement économique sont bridées par le pouvoir des propriétaires terriens. Parmi eux, le clan Bhutto auquel appartenait l’ancien premier ministre Benazir Bhutto, de même que son veuf, l’actuel président Asif Ali Zardari. Ravagé par une guerre que livrent les islamistes un peu partout, les séparatistes du Béloutchistan à l’ouest, et les vendettas armés et meurtrières entre partis politiques rivaux à Karachi, il est maintenant dévasté par les inondations. Survivra-t-il et jusqu'à quand, s’interroge-t-on à l’étranger. À l’intérieur, on n’a pas ce genre de doute. L’État fera son devoir, les militaires aussi, affirme l’analyste politique et général à la retraite Kamal Matinuddin.
(1) Le Monde, 4 août 2010.
(2) Rolling Stone, 22 juin, 2010.
(3) New York Review of Books, 25 février 2010.