Menacé de submersion, visé par la subversion et politiquement imprévisible, le plus fertile delta du monde émerge difficilement de la pauvreté. Coup d’œil sur un État moderne né dans une région jadis convoitée pour sa richesse et réputée pour sa culture.
Défilant derrière des drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau, des milliers d’ouvriers de la confection ont manifesté plusieurs mois dans les rues de Dacca et d’autres cités industrielles pour réclamer une revalorisation de leurs maigres revenus. Leur secteur emploie deux à trois millions de personnes, majoritairement des femmes. La modicité de leurs salaires (18 euros minimum par mois) a fait du textile la locomotive économique du pays. Il génère en effet 80 % des recettes à l’exportation et a contribué à hisser le Bangladesh au rang de premier fournisseur des grands groupes américains et européens, tels Wal-Mart, Tesco, H & M, Zara, Carrefour, Gap, Metro, Marks & Spencer, Levi Strauss, etc., qui importent l’essentiel de leurs produits textiles de ce pays. La décision des autorités, le 29 juillet dernier, d’augmenter de 80 % le salaire minimum en le portant à 33 euros par mois n’a pas arrêté la pression syndicale qui exige un salaire minimum de 55 euros par mois. La persistance en plein jour d’un mouvement ouvertement marxiste, dans un pays à 89 % musulman, alors qu’en de nombreuses contrées islamiques le communisme est en voie d’être honni, n’est que l’un des nombreux paradoxes de cette contrée.
Autre sujet d’étonnement : les Bangladais sont très majoritairement ruraux (73 %). Ils vivent essentiellement des revenus de la terre, partagée en petits lopins depuis la suppression du système féodal des zamindar en 1950. Ils la cultivent avec intensité. Pourtant le riche limon qui a longtemps fait la fortune de ses exploitants n’est plus le moteur essentiel de la croissance, et sa part dans l’économie nationale a fondu en valeur numérique, même si elle reste dominante en termes d’apports réels. Certes, ses principales productions, en particulier le riz, le jute et le thé, continuent de participer aux exportations, mais leur contribution s’est littéralement effondrée. Dans les années 1970, le jute représentait encore 70 % des ventes à l’étranger. Depuis, la diffusion du polypropylène et des autres substituts pétrochimiques a contraint les agriculteurs à de difficiles reconversions. En revanche, les cultures vivrières et l’élevage villageois alimentent la vie quotidienne des paysans et l’énorme poussée démographique (50 millions en 1960, 158 à 164 millions en 2010).
Curieusement, dans ce pays surpeuplé (1 100 habitants au kilomètre carré), dont la majorité de la population est analphabète (52 % à 59 %), où plus de 36 % vit sous le seuil de la pauvreté, et que des catastrophes naturelles frappent régulièrement (cyclones, raz-de-marée, inondations), une grande adaptabilité aux nouveautés a jusqu’ici permis de surmonter de nombreux défis. Ainsi en a-t-il été de la fin de la prédominance du jute dont le Bangladesh était de loin le premier producteur mondial et à laquelle le monde agricole a trouvé des substituts. Ou encore de l’adoption de nouvelles industries, tels le tissage et la sacherie des plastiques ou le désossement des gros navires en fin de vie (tankers, porte-avions). Ou enfin de l’émigration génératrice de richesses, pour une main-d’œuvre aussi bien non qualifiée que diplômée, vers les nations du Golfe et de l’Occident. Plongeant ses racines dans la culture bengalie, la vivacité et l’énergie des Bangladais ont maintenues jusqu’ici hors de l’eau (dans tous les sens du terme) un pays au bord de l’asphyxie. La création du microcrédit destiné à financer de petits projets agricoles, initié par le futur prix Nobel Mohammed Yunus, incarne cette approche concrète et réaliste.
Dipôle politique féminin
Il est tout aussi surprenant de découvrir que cette société très traditionnelle, et souvent machiste, voit s’affronter pour son contrôle deux femmes : Cheikha Hasina Wajed et la bégum Khaleda Zia. Héritières toutes deux d’un de leurs proches assassiné, elles n’en persistent pas moins, plusieurs décennies après leur décès, à diriger le parti qu’ils avaient fondé. Cheikha Hasina est la fille de cheikh Mujibur Rahman, « père de l’indépendance » et premier président de la République, massacré avec plusieurs membres de sa famille en 1975 par des militaires. Elle conduit son parti, la ligue Awami. Tandis que sa rivale, la bégum Khaleda Zia, mène le combat du Bangladesh Nationalist Party (BNP) créé par son défunt époux, le général Ziaur Rahman, chef de l’État de 1977 jusqu’à son meurtre, lui aussi par des soldats, en 1981. En dépit des efforts des autres secteurs de la société civile et des militaires pour écarter ces deux politiciennes, les tendances qu’elles incarnent tiennent jusqu’ici le devant de la scène. Elles se succèdent d’ailleurs à la tête de l’État : Cheikha Hasina de 1996 à 2001 et de 2009 à aujourd’hui, et la bégum Khaleda de 1991 à 1996 et de 2001 à 2006. La première incarne un courant populiste d’inspiration laïque avec des options de gauche et la seconde tente de surfer sur le sentiment islamique en s’alliant aux intégristes qu’elle ménage.
Bouillonnements sous la surface
Reste que derrière l’avant-scène s’agitent d’autres acteurs qui tentent de se glisser dans le sillage de ces deux divas, dans l’espoir de les remplacer. Il y a le Jatiya Party (Parti du peuple) qu’un autre dictateur militaire (1982-1990), le général Ershad, tente d’activer à son profit en louvoyant. S’agitent aussi les partis musulmans à tendance extrêmiste, dont le Jamaat Islami Bangladesh, qui cherchent à terroriser les intellectuels libéraux, telle la romancière Taslima Nasrin forcée à l’exil, et à occuper la rue et les médias par des déclarations provocantes. Leur bilan électoral assez faible (généralement en dessous de 10 % toutes tendances confondues) ne saurait préjuger de l’avenir. Les mouvements communistes, pour leur part, plafonnent et leur score électoral ne leur a jamais rapporté que quelques maigres sièges.
Toutefois l’ensemble des partis et des institutions du pays ne représente en réalité que des classes disposant d’un minimum de revenus et de savoir. Or la corruption est développée et la masse de la population se sent abandonnée à son sort. À en croire la Banque mondiale, « l’un des plus importants obstacles à la croissance » du Bangladesh serait « la mauvaise gouvernance et la faiblesse des institutions publiques ». En conséquence, le ressentiment couve dont émergent de temps à autres des mouvements d’extrême révolte. Leur violence s’embrase inopinément, faisant trembler l’État dans ses fondements, vengeant la grande pauvreté des classes les plus défavorisées. On peut ainsi lire les brutaux soulèvements de militaires s’attaquant à leur hiérarchie et à celle de la société avec la plus grande férocité. La révolte d’une unité paramilitaire des Bangladesh Riffles, le 25 février 2009, accompagnée du meurtre et de la mutilation de haut gradés, en est un exemple. Le massacre de Mujibur Rahman, avec tous les membres présents de sa famille, en est un autre. Entre les deux on peut égrener plusieurs cas de déchaînements semblables. Ils attestent d’un feu qui couve sous la cendre.
Pour mieux situer le trouble qui touche les fondements du pays, il faut revenir à la double naissance du Bangladesh, ou plutôt à son double arrachement. Ces deux traumatismes conditionnent son présent. En 1947, dans le contexte de la formation du Pakistan, les Bengalais musulmans se sont séparés de leurs frères du Bengale occidental indien pour former, avec les musulmans de l’ouest de l’Inde, le Pakistan. Ils en constituaient, à 1 600 km de distance, la partie orientale. Vingt-quatre ans plus tard, excédés par l’autoritarisme et les pratiques dominatrices et discriminatoires d’Islamabad, les élites de cette région, réfugiées à Calcutta (capitale du Bengale occidental) en 1971 et fortement encouragées par l’Inde, se ralliaient à l’idée de l’indépendance. L’armée indienne leur assura la victoire. Ce pays est donc né au forceps d’une double rupture. Avec les frères de sang d’abord, en raison de sympathies religieuses, avec les frères de la même foi ensuite, à cause de divergences ethniques. Ce double refus, difficile à assumer simultanément, fait osciller le pays entre le laïcisme bengalais de Mujibur Rahnman et le nationalisme religieux de Ziaur Rahman, aucun des deux ne pouvant être poursuivi jusqu’à son aboutissement logique, pas plus la sympathie ou l’antipathie pour l’Inde que pour l’actuel Pakistan.
Convoité, réticent et émergent
Évidemment, pour Islamabad, la séparation du Bangladesh a tué le rêve d’un grand État regroupant tous les musulmans de la péninsule. Alors que, pour New Delhi, cette sécession a mis fin à la menace d’une guerre sur deux fronts et au risque d’une annexion des musulmans du sud de l’Inde par un Pakistan élargi. Les autorités indiennes surveillent donc prudemment l’évolution de Dacca, en souhaitant un jour lointain ramener au bercail ce bassin fluvial quasiment enclavé entre ses frontières. Passée la lune de miel de l’après-indépendance avec l’Inde, les Bangladais ont été échaudés par leur collaboration avec le grand voisin. En particulier, ils n’ont pas du tout apprécié la construction en 1975 du barrage de Farraka sur le Gange, à onze kilomètres de leur frontière. Ils l’accusent de dévier beaucoup d’eau nécessaire aux Bangladais (en particulier pour alimenter Calcutta) et de perturber l’écosystème de la région. Ils tentent donc de garder leurs distances et se rapprochent de Pékin, qui est fort aise de se trouver des alliés dans le sous-continent. À l’instar de la Chine, les autres puissances ne sont pas mécontentes de trouver un contrepoids de taille à l’hégémonie régionale de l’Inde.
Effectivement, en dépit de ses faiblesses, le Bangladesh n’est pas une puissance négligeable. Septième puissance mondiale par sa démographie, elle se situe au quatrième rang parmi les Etats musulmans, après l’Indonésie, le Pakistan et l’Inde. Sa croissance économique raisonnable, mais soutenue (5 % depuis plusieurs années), la placerait dans quelques années, selon la banque Goldman and Sachs, dans un groupe de nations émergentes, susceptibles de rejoindre le fameux Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine). Reste à savoir si l’augmentation des salaires dans le textile ne menacerait pas cette croissance, au cas où elle pousserait les gros acheteurs étrangers à désinvestir et à chercher ailleurs d’autres malheureux plus faciles à exploiter jusqu’à l’os. On peut estimer que, même si cette hypothèse advenait, la reconversion déjà opérée avec le jute pourrait servir de leçon et être renouvelée à sa manière.
Quelques précisions
• Superficie : 144 000 km2.
• Population : 158 à 164 millions.
• Frontières : avec l’Inde 4 053 km, avec la Birmanie (Myanmar) 193 km.
• Capitale : Dacca (ou Dhakka), 7 millions d’habitants.
• Villes importantes : Chittagong, port principal, 4 millions d’habs., Khulna 1,4 million, Rajshahi 0,73 million, Barisal 0,34 million.
• Principaux fleuves : Gange (qualifié de Padma), venu de l’ouest, Brahmapoutre (qualifié de Jamuna, à ne pas confondre avec son homonyme en Inde du Nord), descendu du nord, et Meghna, issu du nord-est.
• Terres arables : 55 %.
• Agriculture : riz. jute, thé, canne à sucre, tabac, épices, fruits, bœufs, lait, volaille.
• Industrie : tissage du coton, du jute, des plastiques, conditionnement du thé, des épices, ciment, engrais, sucre, désossement de navires, industries légères, confection.