Sur 1,61 milliard de musulmans dans le monde, plus de 60 % (soit 986 millions) vivent et travaillent dans la région Asie-Pacifique (1). Vingt-trois millions de Chinois sont nés musulmans. Et l’Indonésie reste le plus grand pays de l’islam, avec 205 millions nés musulmans sur une population de 242 millions. Qu’en est-il de l’islam politique dans cette région ? La question se pose principalement dans les pays en crise, comme le Pakistan ou le Bangladesh. Pourtant, les groupes affichant une conception islamique d’État n’y attirent pas les foules, malgré leur verbe haut et leurs actions spectaculaires. L’Afghanistan pour sa part, peu peuplé, cherche depuis des décennies à se construire un avenir.
Le Bangladesh, où l’islam est la religion d’État, se dit pays séculier, où toutes les croyances coexistent, à la différence de la laïcité en France qui établit une stricte séparation de l’État et la religion. En Indonésie, l’idéologie officielle d’État, le Pancasila, comporte cinq principes de base, à commencer par la croyance à un Dieu seul et unique. En Malaisie voisine, l’islamisme léger est présent au sein de la United Malayan National Organisation (UMNO), le principal parti de la coalition au pouvoir. Mais au sein de l’opposition, le Parti islam Se Malaysia (PAS) veut créer un État islamiste. La Thaïlande, pays non-musulman dans sa majorité, vit une violence occasionnelle due aux islamistes radicaux, des citoyens d’origine malaise dont certains voudraient bâtir un État musulman dans le Sud. Aux Philippines, d’éventuels séparatistes aux allures islamistes livrent un combat à l’État depuis des décennies.
Il y a quelques mois encore, en avril dernier, l’homme le plus puissant de Pakistan, le général Ashfaq Parvez Kayani, chef des armées, rappelait : « Le Pakistan a été créé au nom de l’islam, et l’islam ne peut être retiré au Pakistan. Toutefois, l’islam doit être une force d’unité. » Un discours qui n’allait pas dans le sens des djihadistes ou des conservateurs, mais penchait plutôt vers un islam politique « light » de Mohammed Ali Jinnah, père fondateur du pays (2). Pour Jinnah, « chaque personne sera son propre prêtre, car il n’y a pas de prêtrise en islam. Il n’y a pas de théocratie en islam ». Ce qui ne l’empêcha pas de manœuvrer pour obtenir la partition, nécessaire disait-il, du sous-continent indien et la création d’un Pakistan islamique. Grand buveur de whisky, mangeur de porc, il n’était pas non plus marié à une musulmane.
Jinnah n’était pas un fan de l’islamisme politique. En revanche, depuis sa mort en 1948, les régimes qui se sont succédé au Pakistan, cautionnés par le grand allié étasunien, ont fait des compromis et des pactes douteux avec toute une gamme d’islamistes fervents, appartenant surtout à la tradition hanafite. En quelque deux siècles d’existence, la secte deobandi a enfanté principalement des obscurantistes, partis djihadistes et autres talibans. Proches des wahhabites d’Arabie Saoudite, longtemps bénéficiaires du financement de ce royaume intimement allié des États-Unis, les deobandis ont la mainmise sur des secteurs importants de l’islam du sous-continent, ainsi que parmi les croyants émigrés en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ce sont les écoles deobandi (madrasas) qui ont formé des combattants islamistes de toutes origines sur le sol pakistanais, talibans compris. Tous ne sont pas radicaux mais, parmi eux, les takfiris sont les partisans d’une violence extrême, n’hésitant pas à tuer d’autres musulmans qu’ils considèrent comme des apostats, voire carrément non musulmans, tels les soufis, les chiites, ou la secte très libérale d’Ahmadiyya. Leur but : faire régner l’islam, un objectif à préciser dans le contexte du xxie siècle.
Oulémas deobandis et autres hanafites n’aiment pas la doctrine d’Abu Ala Maududi, penseur islamiste de grande notoriété, né en Inde en 1903 et décédé au Pakistan en 1979. Ils lui reprochent de vouloir établir un État islamiste autoritaire. Maududi a fondé, en 1941, le parti ultraconservateur Jamaat-e-Islami, qui est présent dans l’ensemble du sous-continent indien. Aujourd’hui, le Jamaat pakistanais crie fort, mais mobilise peu. Au Bangladesh, le parti, désormais « national », est la cible du gouvernement actuel en raison de son rôle dans les atrocités commises lors de la séparation de ce pays du Pakistan en 1971. En Inde, le parti végète au niveau groupusculaire.
Après l’indépendance en 1947, le gouvernement pakistanais a essayé, en vain, de restreindre le rôle des islamistes conservateurs dans la vie politique. Mais à partir de 1977, l’année ou le « président-mollah », le général Zia-ul-Haq, prit le pouvoir, le Jamaat ainsi que les autres islamistes ont eu le vent en poupe. Les scores du Jamaat étaient très bas lors des élections, mais le parti a eu la force et les moyens de répandre son idéologie au sein de l’armée, de la bureaucratie, des intellectuels et des politiciens. Rappelons que le Jamaat n’approuve pas les talibans deobandis, mais cautionnent les États-Unis et leurs alliés !
Journaliste et auteur pakistanais, Ahmad Rashid écrit en 1999 : « Avec l’encouragement actif de la CIA et de l’ISI pakistanaise [agences de renseignement des deux pays, ndlr] qui voulaient faire du djihad afghan une guerre globale des pays islamistes contre l’Union soviétique, quelque 35 000 musulmans radicaux de quarante pays se sont joints à la lutte afghane entre 1982 et 1992 […]. Finalement, plus de 100 000 musulmans radicaux ont été directement influencés par le djihad afghan »(3). Admettant ouvertement l’opération secrète, le principal conseilleur en sécurité du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, dira, dans une interview à l’hebdomadaire français le Nouvel Observateur : « Qu’est-ce qui est le plus important pour l’histoire du monde ? Les talibans ou l’effondrement de l’empire soviétique ? Quelques musulmans agités ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »(4)
Le Pakistan a joué le rôle de la cheville ouvrière dans la création des mouvements islamistes allant jusqu’en Asie centrale, et même en Tchétchénie. Et pendant que les djihadistes prolifèrent, la production d’opium en Afghanistan et son raffinement au Pakistan explosent, le tout avec la complicité des services spéciaux étasuniens et pakistanais(5). La guerre froide bat son plein, et l’islamisme lui sert d’instrument.
Au Bangladesh, autre grand pays « musulman » un mouvement pro-laïc massif cherche à frapper les leaders du Jamaat-e-Islami pour leur complicité active dans les atrocités de 1971, lors de l’occupation du pays par l’armée pakistanaise. Il veut châtier les coupables. Face à lui, les islamistes du Jamaat sont mobilisés et poussent à l’application de leur version fascisante de la charia. Entre les deux, les principaux partis au pouvoir, notamment la Ligue Awami, plutôt marqué à gauche, ont fait des compromissions avec les islamistes et ont introduit une référence à l’islam dans la Constitution. Pour le politologue Lailufar Yasmin, il s’agit d’une réaction de la Ligue contre une propagande nationaliste, surtout anti-indienne, teintée des couleurs de l’islam, qu’ont déployé les partis conservateurs(6).
Les dirigeants indonésiens, eux, ont fait face à d’autres types de soucis par le passé, plus dans le registre social et économique. Ainsi, dans les années 1996-1977, la colère populaire devant les énormes inégalités et la corruption a été savamment transformée en émeutes contre les chrétiens, et surtout contre les citoyens chinois. Déjà, lors de la prise du pouvoir par les militaires en 1966, presque tous les groupes et institutions islamiques ont été mobilisés pour aller massacrer des communistes, des syndicalistes et des sympathisants de gauche. À Bali, ils sensibilisèrent la haute hiérarchie hindouiste dans cette tâche… Ces horreurs sont traitées dans le documentaire indonésien The Act of Killing (2012), de Joshua Oppenheimer. Selon ce film, il y aurait eu entre un et trois millions de morts. Même les grandes organisations dites « modérées » comme le Nahdlatul Ulama ou le Muhammadiyah furent impliquées dans les tueries(7). Quant à la province d’Aceh, dans l’île de Sumatra, le mouvement séparatiste est tout-puissant et applique la charia. Bon pour le business, mauvais pour les femmes à qui on interdit même de rouler en deux-roues, comme cela se fait partout ailleurs en Asie.
Dans la Malaisie voisine, la polygamie, légale, atteint près de 5 % des mariages, mais elle est toutefois moins répandue qu’en Indonésie. L’immense majorité des jeunes, et plus de femmes que d’hommes, des deux pays est opposée à la polygamie(8). Ils se disent prêts à se marier avec une personne d’une autre religion… pourvu que l’autre se convertisse à l’islam.
(1) Pew Research Center, The Future of the Global Muslim Population, jan 27 2011. https://www.pewforum.org/2011/01/27/the-future-of-the-global-muslim-population/
(2) https://x.dawn.com/2013/04/21/islam-should-serve-as-unifying-force-kayani / Dawn, quotidien, Karachi, 20 avril 2013.
(3) Ahmed Rashid, « The Taliban : Exporting Extremism », Foreign Affairs, November-December 1999. https://www.foreignaffairs.com/articles/55600/ahmed-rashid/the-taliban-exporting-extremism
(4) Le Nouvel Observateur, Paris, 15-21 January 1998.
(5) Alfred McCoy, The Politics of Heroin, Revised Edition, 2003, Chicago Review Press.
(6) https://www.opendemocracy.net/opensecurity/lailufar-yasmin/religion-and-after-bangladeshi-identity-since-1971, publié 19 avril 2013.
(7) Merle Calvin Ricklefs, A History of Modern Indonesia since c.1300, Second Edition. MacMillan, 1991.
(8) https://www.thejakartapost.com/news/2011/07/12/poll-young-malaysia-indonesia-oppose-polygamy.html