Histoire Vijay Prasad revisite l’histoire des nations du Sud, celles qu’il appelle « obscures », de façon angélique et quasi mythifiée. Mais où est donc la réalité de la violence faite aux peuples pauvres, « sales » et exploités ?
Déjà, le titre pose problème : Les Nations obscures, « darker nations » en anglais. Obscures ? Peut-être, vu des bureaux cossus des universités nord-américaines où enseigne Vijay Prasad, notre auteur historien. Mais il n’y a jamais eu d’obscurité là où vivent et travaillent les peuples concernés, dans ces vastes étendues d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, ce « tiers-monde », terme dont l’auteur raffole. Il cite avec enthousiasme le démographe français Alfred Sauvy, inventeur certes du terme « tiers-monde », mais un brin xénophobe aussi. Dans un livre rédigé avec le médecin Robert Debré, publié en 1946 à Paris par Gallimard, Sauvy alertait (déjà !) les autorités contre le flux en France d’immigrés maghrébins, d’habitants de l’Europe de l’Est, et même d’« israélites de l’Europe orientale ». Dans le cas des Maghrébins, Sauvy et Debré opinaient : « L’islam [rend] la fusion des populations difficile et, sans doute, peu souhaitable », puisqu’on « constate que les résultats obtenus sont déplorables, tant pour la santé publique que pour la moralité générale. » (1)
Sous-monde ?
Le sous-titre de l’ouvrage pose aussi question : Une histoire populaire du tiers-monde ? Vraiment ? Le livre fourmille de citations et de joutes verbales des grands et des renommés sur la question, beaucoup moins de faits et gestes du petit peuple.
Vijay Prasad insiste bien : il n’y a pas eu seulement un « tiers-monde », mais surtout un « projet tiers-monde ». Qu’est-ce donc ? En 1955, la conférence de Bandung, en Indonésie, réunit vingt-huit pays, vingt-quatre asiatiques et quatre africains (dont l’Égypte et l’Éthiopie). Un événement marquant qui fait de la ville le « berceau » du mouvement des non-alignés (MNA). En 1966, La Havane (Cuba) accueille le MNA lors une conférence plus retentissante encore, puisque la participation s’est élargie aux États d’Afrique et d’Amérique latine. Prasad écrit : « Tout au long de leur lutte interminable contre le colonialisme, les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine rêvaient d’un monde nouveau. S’ils aspiraient avant tout à la dignité, ils souhaitaient aussi accéder à l’essentiel (la terre, la paix, la liberté). Ils partageaient rêves et doléances au sein de divers types d’organisations, à travers lesquelles leurs dirigeants relayaient leurs demandes » Voilà l’essence du « projet du tiers-monde ».
Or la plupart de ces populations étaient rurales, l’immense majorité travaillant des terres appartenant à d’autres, soit à des colons, soit à des autochtones nantis. Leur revendication fondamentale était très concrète – et le demeure car encore souvent insatisfaites : la distribution de la terre à ceux qui la travaillent, loin des vagues déclarations sur la dignité, la liberté, etc. Quelles doléances nos dirigeants du tiers-monde relayaient-ils au sein
des organisations internationales ?
Et à quoi bon ?
Beaucoup de ces pays ont connu une mobilisation paysanne. Comment ont réagi leurs dirigeants et les classes supérieures, sinon par la force pour écraser ces mouvements ? Des contre-exemples peuvent être donnés en Chine, au Viêt-nam ou à Cuba, entre autres. Mais dans ces pays, comme d’ailleurs dans l’URSS des années 1920-1930, c’est le parti au pouvoir, donc l’État, qui a appuyé une réforme agraire radicale. Et souvent violente : car quand on exproprie la richesse des classes aisées, ce n’est jamais dans la douceur. Cela explique peut-être pourquoi, aujourd’hui, la Chine, même capitaliste, est en voie de devenir une grande puissance. Malgré les terribles souffrances infligées par les guerres impérialistes, le Vietnam affiche aussi une certaine prospérité. Cuba, avec ses 11 millions d’habitants, s’octroie un niveau de santé et d’éducation comparable à celui des États-Unis, et figure parmi les dix pays les plus propres du monde (2).
La réforme agraire, depuis l’industrialisation de l’Europe, est jugée primordiale pour le progrès économique. Schématiquement parlant – lorsqu’elle est raisonnablement appliquée, elle accroît la productivité agricole, augmente donc la production et permet ainsi de dégager un surplus économique qui est ensuite investi dans l’industrie. Cette tendance « vertueuse » s’appelle le développement.
Or, la plupart des pays dudit tiers-monde pataugent toujours dans le sous-développement. Le sous-continent indien, avec son 1,5 milliard d’âmes, peut se vanter de quelques prouesses industrielles, mais la majorité de ses peuples vit dans des conditions parfois pires que dans bien des pays d’Afrique sahélienne. En Indonésie, au Brésil ou au Nigeria, on se porte à peine mieux.
Les raisons de cet échec ? Selon l’auteur (p. 343), le « projet » du tiers-monde « visant à promouvoir la justice sur terre » fut saboté par les « pressions externes et internes ». La « justice sur la terre » ? Les « pressions » ? Il fallait plutôt mettre au centre d’un éventuel « projet du tiers-monde » le bouleversement économique, social et politique, non des discours élégants. Des bouleversements il y en a eu dans certaines parties du monde, mais ce ne sont pas des exemples qui plairaient à Vijay Prasad. L’historien économique britannique Edward Hallet Carr écrivait, en 1951, dans son monumental ouvrage sur l’Union soviétique : « Les Bolcheviques étaient le seul parti à donner (en 1917) leur bénédiction à l’expropriation forcée des propriétaires par la révolution paysanne. »
E.H. Carr cite Lénine qui déclare que l’URSS ne sera sauvée ni par une bonne récolte, ni par la bonne performance de l’industrie légère. L’industrie lourde est indispensable, sans elle le pays ne sera pas un pays civilisé, sans même parler de pays socialiste (3). Des décennies plus tard, en 1960, Ho Chi Minh parle des « trente années de lutte » du Parti des travailleurs du Vietnam. Au début des années 1950, « la réforme agraire qu’on venait d’achever abolissait définitivement le régime de propriété féodale et libérait les forces de production à la campagne ; une douzaine de millions de paysans voyaient se réaliser leur rêve : le partage des terres ». (4)
Des remparts au capitalisme
Exemple contraire : l’Inde, autre pays à prédominance rurale. Quelque 10 % des plus riches détiennent 56 % des terres en 1956, soit neuf ans après l’indépendance, selon le politologue français Max-Jean Zins. Il écrit : « Nehru [premier premier ministre de l’Inde, ndlr] réalise assez vite que la grande lenteur des réformes agraires pose un problème sérieux pour le «décollage» économique de l’Inde. Mais que peut-il faire dès lors que le bloc au pouvoir qu’il dirige comprend parmi ses composantes l’aristocratie terrienne ? » (5) Aujourd’hui, l’Inde compte quarante-sept milliardaires en dollars, contre douze en 2005. Mais plus des trois quarts du 1,2 milliard d’Indiens vivent avec moins de 2 dollars par jour (5).
On peut, comme le fait Vijay Prasad, se plaindre à profusion sur le néolibéralisme économique promu de nos jours par les instances internationales. On peut émettre des larmes sur la montagne de dettes du tiers-monde. Mais il y a une question essentielle qu’on ne peut pas évacuer : comment se fait-il que la Chine, le Vietnam, le petit Cuba, et même la Russie arrivent-ils, avec plus ou moins de succès, à faire face la mondialisation actuelle ? Et pourquoi pas la plupart des 120 pays membres du mouvement des non-alignés, plus d’un demi-siècle après Bandung ?
Il fut un temps ou l’économiste argentin Raul Prebisch a été l’idole des intellectuels en lutte pour émanciper le tiers-monde. Il était inventeur de la « théorie de la dépendance » des pays « obscurs » auprès des pays coloniaux ou néo-coloniaux. Vijay Prasad cite Prebisch qui écrit en 1980 : « Nous pensions qu’une accélération du taux de croissance allait résoudre tous les problèmes. C’était une grave erreur. » Il eût fallu aussi procéder à « des changements dans la structure sociale, à une transformation sociale totale » (6). Le grand Prebisch s’en rend compte en 1980 seulement, après trente années d’études, de conférences, de publications…
Pourtant, les précédents de « transformation sociale totale » abondent. On peut remonter à la révolution industrielle en Grande-Bretagne ou à la Révolution française à la fin du xviiie siècle. Spécialiste des études soviétiques, Robert C. Allen souligne qu’en URSS le système stalinien, tant honni en Occident, a permis une industrialisation rapide en orientant les ressources vers la grande industrie. En même temps, la collectivisation de l’agriculture, désastreuse au départ, a accéléré l’industrialisation (7). Vingt-huit ans après la révolution soviétique, l’URSS a écrasé le nazisme et sa machine de guerre, la plus performante au monde à l’époque. Et le « tiers-monde », où en est-il ?
(1) « Colonisés-immigrés et «périls migratoires» : origines et permanence du racisme et d’une xénophobie d’État », Olivier Le Cour Grandmaison, in revue Asylon(s) n° 4, Institutionnalisation de la xénophobie en France, mai 2008. www.reseau-terra.eu/article734.html
(2) Selon l’indice de performance environnementale établi par des spécialistes nord-américains, notamment à l’université
de Yale, Cuba se place au 9e rang derrière
la France et l’Autriche, mais loin devant les États-Unis en 61e position. https://epi.yale.edu
(3) The Bolsehvik Revolution, vol.2, E.H. Carr, Pelican Books, 1966, Londres. Initialement publié en 1952 par Macmillan, London.
(4) Article pour la revue soviétique
Problèmes de paix et du socialisme n° 2, 1960, publié dans Écrits de Ho Chi Minh, Éd. en langues étrangères, Hanoi, 1971.
(5) L’Histoire politique de l’Inde indépendante, Max-Jean Zins, Éd. Puf, Paris, 1992.
(6) The Observer, Londres, 9 mai 2010.
(7) « North-south dialogue », Raul Prébisch, in Third Wold Quarterly, vol.2, janvier 1980, cite par V. Prasad.
(8) Farm to Factory :
A Reinterpretation of the Soviet Industrial Revolution, Robert C. Allen, Princeton University Press, 2003.
Les Nations obscures : une histoire populaire du tiers-monde, Vijay Prasad, Éd. Ecosociété, Montréal,
357 p., 18 euros.