Thaïlande Surprises, tragédie, rebondissements : le scénario de l’affrontement entre les jaunes monarchistes et les rouges protestataires comblerait le meilleur cinéma d’action. Pour le pays, pourtant, c’est un très mauvais film…
Après trois décennies de développement quasi ininterrompu, le Pays du sourire s’est hissé au rang de puissance régionale. Bangkok est devenue une capitale incontournable au sein de l’Association des pays de l’Asie du Sud-Est (Asean). Scintillante, la Cité des anges n’en demeure pas moins une métropole instable. En cause l’interminable conflit initié en 2005 entre les « chemises jaunes » et les « chemises rouges » qui, depuis, ne s’est jamais éteint. Un conflit qui a scindé la Thaïlande en deux camps irréconciliables. D’un côté les chemises jaunes, mouvance hétéroclite d’ultras royalistes qui arborent des polos jaune canari (couleur de la monarchie), soutenue par les élites traditionnelles monarchistes et l’armée. De l’autre les chemises rouges (en Asie, le rouge est symbole de prospérité), partisans de l’ex-premier ministre milliardaire Thaksin Shinawatra renversé lors du putsch de septembre 2006 et qui réclament son retour – ou du moins le retour de son parti.
Doléances sociales
Malgré sa fuite ou son exil – les avis divergent selon que l’on est pour ou contre lui –, l’ex-premier ministre jouit toujours d’une immense popularité. Thaksin est un animal politique qui a su capter les faveurs des plus déshérités par toute une série de mesures sociales, dont les spectaculaires consultations médicales à 30 bahts (la monnaie locale, environ 0,70 euro) qui ont permis à des millions de Thaïlandais de découvrir l’accès quasi gratuit à la santé. Qu’importe qu’il se soit enrichi sans vergogne alors qu’il était au pouvoir, de 2001 à 2006 : Thaksin est le héros des rizières.
Un énième round entre les chemises rouges et le gouvernement du leader démocrate Abhisit Vijjajeva a débuté en mars dernier, riche en surprises, tragédie et rebondissements. Les surprises d’abord : le 12 mars, alors que les contestataires en rouge se rassemblent à Bangkok pour réclamer la démission du gouvernement et la dissolution du Parlement, la très contrôlée presse locale prédit un bide, d’éventuelles violences et une dispersion rapide des manifestants dont la motivation, selon elle, ne tient qu’aux subsides prodigués par Thaksin. Cela n’a pas été le cas. Non seulement les chemises rouges se sont comptées en dizaines de milliers, ont campé durablement dans les rues de la capitale, mais elles se sont montrées pacifistes et ont exprimé des doléances sociales rarement entendues en Thaïlande. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), 60 % des Thaïlandais les plus pauvres se partagent 25 % des richesses. D’autres études montrent que 42 % des avoirs bancaires sont entreposés dans moins de 1 % des comptes.
Le mouvement social demeure néanmoins mis au service de Thaksin. Car, en plus des déshérités ruraux et urbains, les chemises rouges comptent une partie des classes moyennes, une fraction de l’intelligentsia, des élites, certaines proches du clan de l’ex-premier ministre. La tenue d’élections anticipées que veulent les manifestants favoriserait vraisemblablement le clan des Shinawatra. Cela au grand dam du gouvernement d’Abhisit, porté au pouvoir après l’occupation des aéroports par les chemises jaunes en décembre 2008.
La tragédie ensuite. Abhisit a répété à maintes reprises qu’il ne céderait jamais à la pression de la foule. Au fil des semaines, la situation s’est envenimée. L’état d’urgence a été proclamé le 7 avril. Ordre a été donné à l’armée de disperser les manifestants. Le clash était inéluctable. En des circonstances similaires en 1973, 1976 et 1992, l’armée a tiré sur la foule. Le 10 avril dernier, avec force gaz lacrymogène, canons à eau, tirs de balles en caoutchouc et finalement tirs de balles réelles, l’armée a marché contre les chemises rouges. Dès les premiers heurts, de mystérieux hommes en noir, dont l’allégeance n’est pas clairement établie, ont éliminé au lance-grenades le poste de commandement avancé de l’armée. Les troupes ont été désorganisées et repoussées. Bilan, très lourd pour le pays : vingt-cinq morts (vingt chemises rouges, quatre soldats et un journaliste japonais) et plus de 850 blessés. Les manifestants n’en ont pas été dispersés pour autant.
Les rebondissements enfin. À la suite de ce fiasco, l’armée a fait clairement savoir qu’on ne l’y reprendrait plus. Au moment opportun, une « opération musclée » serait menée contre les chemises rouges. Lesquelles, au fil des déclarations gouvernementales, sont passées du statut de « manifestants » à celui d’« émeutiers », puis de « terroristes » pour culminer à celui gravissime d’« anti-monarchistes » (1). L’armée précise aussi qu’il y aura des balles perdues lors de cette opération musclée. Jusqu’au-boutistes, les chemises rouges se retranchent dans l’avenue de Rajaprasong, le cœur commercial de Bangkok, où se dressent d’immenses malls dédiés au luxe, des hôtels 5 étoiles, des ambassades. Ils y dressent des barricades de bambous, pneus et barbelés. Des accrochages font de nouvelles victimes. La situation est des plus tendues.
Pourtant, l’assaut redouté tarde. D’insistantes rumeurs évoquent la présence de « soldats pastèques », des soldats verts à l’extérieur mais avec un cœur rouge. La « drôle de guerre » s’éternise, les chemises rouges proposent une dissolution du Parlement dans les trente jours, suivie soixante jours plus tard d’élections. Abhisit refuse net. Il apparaît aux côtés d’Anupong Paojinda, général en chef des armées, qui annonce qu’il n’est pas en faveur de l’épreuve de force. L’armée ne marchera pas contre des Thaïlandais même s’ils arborent des chemises rouges. Le premier ministre tient ferme. L’armée tient ferme. Les chemises rouges tiennent ferme. Impasse en trois voies. Abhisit cherche une sortie de crise honorable. Il propose une feuille de route comprenant des réformes sociales dont la gratuité de l’éducation, la dissolution du Parlement en septembre, des élections le 14 novembre. Les chemises rouges se concertent. De Dubaï, du Monténégro ou ailleurs, Thaksin soutient la feuille de route d’Abhisit : « La réconciliation est bonne pour tout le monde », fait-il savoir.
Ultimatum et répression
Aussitôt, la Cité des anges se détend. Les chemises rouges s’apprêtaient même à plier bagages. Mais les chemises jaunes refusent catégoriquement le plan d’Abhisit et réclament l’instauration de la loi martiale. Les chemises rouges tergiversent. Abhisit lance un ultimatum : dispersez-vous ou je retire mon offre. La Cité des anges se recrispe, retenant son souffle. Le 13 mai vers 18 heures, le moment opportun tant attendu par l’armée arrive : un sniper – inconnu – a dans sa ligne de mire la tempe du général Seh Daeng. Le général rouge s’écroule, foudroyé. L’« opération Rajaprasong » commence, elle culminera le 19 mai avec des blindés enfonçant les barricades des chemises rouges, sur fond d’incendie généralisé. Bilan provisoire de ces deux mois rouges : soixante-quinze morts et plus de 1 800 blessés.
Où va la Thaïlande ? Pour nombre de chemises rouges, le conflit a dépassé le simple cadre du soutien à Thaksin pour une remise en cause d’un ordre établi où les pauvres sont toujours pauvres mais souriants. Faut-il y voir la naissance d’un mouvement social original ? Nul ne le sait encore. La « traditionnelle » répression sanglante de mai montre que l’armée est toujours la pièce maîtresse de l’échiquier politique. Mais, de tous bords, des voix s’élèvent pour dire qu’une répression musclée n’est qu’une solution à court terme. Dispersées par la force, les chemises rouges vont s’évanouir dans les rizières. Mais disparaîtront-elles pour autant ? L’apparition d’une guérilla n’est pas à écarter. Périlleux.
(1) La loi thaïlandaise punissant
les crimes de lèse-majesté est l’une des plus sévères du monde.