Histoire Mal connue, l’Alexandrie médiévale est un chaînon essentiel entre la cité d’Alexandre le Grand et celle du cosmopolitisme moderne. Les recherches de première main de l’équipe réunie par le Centre d’études alexandrines dévoilent de passionnants aspects de ces siècles sortis de l’ombre.
Certains historiens interprètent les faits pour produire des mythes au service d’objectifs sociaux, politiques ou économiques. D’autres se consacrent à démystifier erreurs et contrevérités et à approcher des réalités révolues. Le travail de ces derniers nous aide à saisir ce que furent les événements anciens et nous rapproche de ces époques disparues.
Une approche convergente
C’est cette démarche qu’adopte le livre Alexandrie médiévale 3. Ce troisième tome d’une série consacrée à la redécouverte d’une ville toujours renaissante focalise sur la religion et l’appartenance communautaire. Il révèle la dynamique qui a permis de passer de la métropole païenne à la cité chrétienne, et d’elle à la ville musulmane. Refusant de séparer l’Antiquité tardive de l’époque médiévale, tant sont grandes les permanences qui les lient, les auteurs explorent le passé selon des angles convergents : relecture de textes classiques dans la perspective de nouvelles informations, mise à jour et exploitation de documents restés dans l’ombre des bibliothèques, présentation de textes inédits fraîchement exhumés, exposition des résultats de fouilles récentes, analyse comparative et interprétation des dernières découvertes, élaboration de synthèses globalisantes et fécondes. Pour cela l’épigraphie n’est pas de trop ; avec elle, l’archéologie et l’herméneutique dévoilent les strates successives du passé. Parallèlement, une nouvelle interrogation des documents disponibles en grec, en latin et en arabe converge vers l’élucidation de nombreuses énigmes et l’abandon de préjugés tenaces. Ainsi la montée en puissance du christianisme et l’intransigeante agressivité qu’il a manifestée à l’encontre des cultes païens sont-elles étudiées avec une grande minutie. Loin des partis pris sectaires et des généralisations abusives, les témoignages anciens sont repris et reconsidérés en fonction de leur vraisemblance. La destruction alléguée du Sarapéion – énorme temple consacré au dieu Sarapis, patron d’Alexandrie – par la plèbe chrétienne est ramenée à sa juste mesure. En 391, ce temple a été pillé, la statue du dieu détruite et le culte interdit après de sanglantes émeutes, mais le bâtiment lui-même serait demeuré debout en dépit des assertions généralement admises.
Quelques années plus tard, en 415, la philosophe Hypatie sera victime du fanatisme chrétien. Excités par le funeste patriarche saint Cyrille, les hommes de main de ce dernier la dépèceront après l’avoir massacrée. Remise au goût du jour par le film hispano-maltais Agora, d’Alejandro Amenabar, elle est décrite ici avec précision et sans fard. Nos minutieux chercheurs, après avoir détaillé son mode de vie, précisent qu’au moment de son assassinat elle était déjà une femme d’âge mûr, si ce n’est une vieille femme, loin des poncifs du cinéma à grand spectacle.
Le pouvoir considérable du patriarche d’Alexandrie sur l’Égypte et la Libye en faisait un quasi-souverain. Il est précisé dans plusieurs articles. Le sont aussi les affrontements inter-chrétiens, dont la rivalité entre monophysites (qualifiés ensuite de coptes) et melkites (ou partisans de l’orthodoxie chalcédonienne) ne constitue que le sommet de l’iceberg. L’examen rigoureux des récits légendaires relatifs aux deux saints, Jean et Cyr, révèle par contraste un grouillement communautaire sous le masque des non-dits, des lapsus et des sous-entendus des hagiographes.
Une démarche semblable permet de reconstituer, à partir de textes lacunaires, la révolte du fils du vizir fatimide Badr el-Jamâlî contre son père, en 1 084. D’autres extrapolations bien charpentées dévoilent, derrière une apologie pseudo-historique de la conquête musulmane, datée du xive siècle, le processus d’islamisation en profondeur de la société qui s’accélère sous le pouvoir mamelouk. Le récit de la vie d’un saint musulman de la même époque, Sidi al-Qabbari, illustre cette mutation.
La première partie de ce travail de grande qualité est admirablement reprise et intégrée dans un texte austère de Christian Décobert. Pour l’intelligence du lecteur, il eût mieux valu le mettre à la suite de ces contributions et non avant elles.
La seconde partie, consacrée aux fouilles, est très abondamment illustrée. Elle entraîne à une cinquantaine de kilomètres au sud d’Alexandrie. On y découvre que les terres récupérées aujourd’hui sur le désert étaient déjà exploitées à l’époque byzantine. En ville, le travail de l’ivoire, d’une grande délicatesse, a fait la réputation des ateliers alexandrins pendant un millénaire. Les motifs des peintures qui ornaient les parois de la nécropole comportent une telle continuité que les thèmes hellénistiques s’y poursuivent avec de légères altérations jusqu’en pleine époque chrétienne, au point d’en rendre problématique la datation. L’image du dieu pasteur païen glisse insensiblement vers celle du Bon Pasteur chrétien (photos). Le martelage postérieur de certains des personnages de ces fresques manifeste des réactions iconoclastes.
La répartition de l’eau se faisait-elle dans la Haute Antiquité à travers les centaines de citernes souterraines qui parsèment le sous-sol alexandrin ? Jusqu’à l’apparition de la Compagnie des eaux, au début du xxe siècle, ce réseau alimentait toujours la ville. Une opinion commune, partagée par de nombreux savants, datait sa construction de l’Antiquité classique. Or, nos spécialistes démontrent qu’il s’agit de réaménagements massifs, effectués dès la fin de l’époque byzantine et en particulier au cours de la période arabe, afin de conserver les disponibilités aquifères de la cité. Celles-ci étaient menacées par des modifications géologiques, intervenues vers le milieu du premier millénaire de notre ère. En augmentant dangereusement la salinité de la nappe phréatique, cette nouvelle donne risquait d’assoiffer la population. D’où l’installation des citernes.
Alexandria perennis
Une forteresse bâtie au terme du xve siècle par le sultan mamelouk, Qaït Bey, occupe l’emplacement de l’antique phare dont les derniers restes s’étaient effondrés après un tremblement de terre au xive siècle. Ce château fort fait l’objet d’explorations architecturales approfondies. L’occupation continue de ce site et de bien d’autres à travers les âges atteste de la pérennité d’Alexandrie.
La grande richesse de ce livre, la rigueur de son information et la solide qualification de ses auteurs accordent un sérieux crédit aux hypothèses qu’il avance et aux démythifications qu’il propose. On apprend beaucoup à le lire et on se cultive en se faisant plaisir.
Alexandrie médiévale 3,
édité par Jean-Yves Empereur
et Christian Décobert, Institut français d’archéologie orientale (Ifao), Le Caire, 2008,
VIII et 367 p., 54 euros.