La montée en puissance du Front national (FN), un parti d’extrême droite raciste, islamophobe, xénophobe, antisémite et anti-immigration, qui n’a cessé de progresser inexorablement depuis sa création en 1972, et particulièrement depuis les années Mitterrand au xxe siècle, interpelle directement les élites dirigeantes françaises, de droite classique comme de gauche, y compris la gauche radicale. Elle exige de vraies réponses, des mises et des remises en question qui tardent à venir. D’autant plus que ce parti a fini par caracoler en tête lors du premier tour des élections régionales, le 6 décembre dernier, avec près du tiers des votants, se plaçant désormais au rang de premier parti de France. Pourquoi cette foudroyante et néanmoins résistible ascension ?
Certes, ces élections sont intervenues après les attentats terroristes de janvier 2015 perpétrés par des criminels se revendiquant d’Al-Qaïda contre l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo et les attentats aveugles du 13 novembre, exécutés par des psychopathes de Daech issus des banlieues françaises ou belges, pour ceux ayant été à ce jour identifiés. Mais seuls les naïfs pourraient penser que la demande de sécurité qui a suivi explique en grande partie le score du FN : 6 820 147 voix au 1er tour (autant qu’en 2012) et 6 018 775 au 2e tour. D’autant que la réponse de l’exécutif a été aussitôt la proclamation de l’état d’urgence.
Les résultats électoraux interpellent bel et bien les démocrates de tout bord. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer le « péril » frontiste, car la stratégie de l’indignation, de l’invective et de la diabolisation ne suffit pas à conjurer la menace. Sans doute le « barrage républicain » a-t-il permis d’éviter que six régions (sur treize) où le Front national est arrivé en tête au 1er tour ne tombent dans l’escarcelle de ce parti. Mais si aucun changement radical (hélas improbable), à tous les niveaux, ne s’opère très vite, il pourrait céder lors des prochaines échéances électorales. Cela commence par la renonciation aux dogmes ultralibéraux partagés et mis en application par les deux composantes du fameux « barrage républicain », la droite républicaine et la gauche socialiste, rejointe par ses alliés au second tour.
Ces politiques ultralibérales génèrent des impasses sociales, économiques et monétaires, un chômage de masse, une paupérisation rampante. Le premier ministre Manuel Valls l’avait reconnu publiquement peu après les attentats contre Charlie Hebdo. Le 20 janvier il avait affirmé qu’il existait en France « un apartheid territorial, social, ethnique ». « Ces derniers jours ont souligné beaucoup des maux qui rongent notre pays ou des défis que nous avons à relever. À cela, il faut ajouter toutes les fractures, les tensions qui couvent depuis trop longtemps et dont on parle uniquement par intermittence », avait-il souligné lors de ses vœux à la presse. Ajoutant : « Après on oublie, c’est ainsi. Les émeutes de 2005, qui aujourd’hui s’en rappelle et pourtant… Les stigmates sont toujours présents. » « Il ne s’agit en aucun cas, vous me connaissez, de chercher la moindre excuse, mais il faut aussi regarder la réalité de notre pays », martelait-il.Mettant le doigt sur le vrai mal qui ronge la France, il soulignait « cette peur collective face au chômage de masse, au chômage de longue durée, au chômage des jeunes, face à la vie trop chère, au risque de déclin, à l’angoisse du déclassement individuel qui pousse au repli sur soi, à l’angoisse des parents pour l’avenir de leurs enfants. »
Moins d’un an après ce sursaut, rien n’a été fait pour répondre à ces angoisses. Au contraire : Valls et Hollande ont redit qu’il fallait continuer la politique entreprise. Avec le résultat attendu : le chômage continue à grimper, enregistrant au seul mois d’octobre 2015 40 000 nouveaux chômeurs de plus.
C’est en mettant l’accent sur les effets de cette politique antisociale et ultralibérale que le Front national a su capter près de 7 millions de voix, particulièrement dans des régions historiquement acquises à la gauche et qui sont, aujourd’hui, les victimes de la politique de désertification industrielle et économique menée successivement par la droite et la gauche. Leur vote est surtout un rejet du système que le FN a opportunément qualifié d’« UMPS », fusion du nom des deux partis UMP (aujourd’hui Les Républicains, de droite) et PS.
Mais l’exploitation de ce rejet ne saurait permettre au FN d’accéder un jour au pouvoir tant qu’une majorité de Français continuent à le rejeter. Comme l’a souligné l’économiste et politologue Jacques Sapir, cela « témoigne de ce que sa ligne politique n’a pas encore réussi à le faire considérer comme un parti acceptable dans une partie de l’opinion. C’est le problème de l’ambiguïté de son discours, entre un discours “patriote-républicain” qui, lui, serait parfaitement acceptable, et un discours qui l’est beaucoup moins, en particulier sur des thèmes sensibles dans l’opinion française comme le droit à l’avortement, la question du rapport à la religion (et donc de la laïcité) et l’unité des citoyens français (thème central du discours « républicain »).Et, devrait-on ajouter, la mise en avant perpétuelle du péril que représenterait l’invasion des migrants, de surcroît musulmans, la perte d’une hypothétique « identité nationale ».
En gros le FN ne représente pas une alternative crédible. Malgré les efforts de Marine Le Pen de le présenter comme un parti de gouvernement, elle n’a pas convaincu de sa sincérité. L’empreinte du père, malgré son éviction, n’a pas disparu, tout simplement parce qu’il n’y a pas eu une réelle révision du passé, des faits et gestes du parti pro-Algérie française qu’il a fondé, dans lesquels l’actuelle femme forte du FN a totalement baigné.
Une évolution de l’extrême droite vers la droite extrême, malgré tout, n’est pas à exclure. Ce n’est pas encore fait. L’absence d’inventaire de ce passé trop lourd, les pratiques actuelles, notamment à l’égard des citoyens musulmans, avec les campagnes contre la nourriture halal et l’islamophobie primaire qu’il a érigée en politique officielle – montrent que le FN n’est pas un parti comme un autre. Même si certaines de ces prises de position xénophobes, identitaires et racistes sont partagées par certains courants au sein de la droite classique. La création en 2007 par Nicolas Sarkozy d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, confié à Brice Hortefeux (condamné en 2010 pour injure raciale) puis par Éric Besson, un ancien dirigeant du Parti socialiste), dit clairement la proximité idéologique entre le FN et ces courants. Certes, ce ministère de l’Identité nationale sera par la suite supprimé, mais son existence montre à quel point certains politiciens apprentis sorciers font le jeu de l’extrême droite.
Face à la montée des périls, s’ouvrent devant les partis politiques dits républicains d’énormes chantiers sociaux, économiques et idéologiques. D’autant que le FN, s’il sait séduire les électeurs par un discours particulièrement qui touche, il faut le reconnaître, ne propose aucune solution économique viable en dehors, pour caricaturer, de « donner le travail des immigrés » aux Français et couper les subventions aux associations qui ne pensent pas comme lui…
La France n’a pas besoin d’un état d’urgence sécuritaire mais multidimensionnel. Les élites dirigeantes sont sommées de revoir leur dogme désormais caduc, de sortir de leur aveuglement et leur autisme idéologiques pour ne pas courir à un désastre inéluctable. Soit opérer un « changement de logiciel pour vider le Front national de sa substance et faire la démocratie républicaine », a dit Jean-Pierre Chevènement.