Malgré une volonté affichée de tourner la page, le premier gouvernement de l’après-Kadhafi peine à amorcer la transition. Laborieusement mis en place par le Congrès national libyen (CGN), seule institution élue après un vote perturbé par l’invasion du siège du Parlement et des manifestations hors de l’enceinte parlementaire, ce gouvernement de coalition, composé de libéraux et d’islamistes du premier ministre Ali Zeidan, dispose de peu de leviers pour gouverner. Il doit négocier au jour le jour avec les contre-pouvoirs de fait, notamment les milices islamistes et les conseils de notables, reflet de l’autorité tribale. Ces structures se sont renforcées dans le sillage de l’intervention militaire occidentale contre le régime de Mouammar Kadhafi.
Ali Zeidan est le deuxième chef du gouvernement désigné depuis l’élection du CGN en juillet 2012. Le précédent, Moustapha Abou Chagour, avait échoué à obtenir la confiance de l’Assemblée et rendu son tablier avant de terminer de former son gouvernement.
À Benghazi, berceau de la « révolution », la population vit dans un état d’insurrection latent. Elle réclame une plus grande autonomie, voire le retour au fédéralisme en vigueur du temps de la monarchie senoussie, lorsque la Libye était divisée en trois provinces distinctes : la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan. À l’occasion du premier anniversaire de la chute du régime Kadhafi en octobre 2012, des centaines de personnes s’étaient massées au centre ville pour réclamer que Benghazi, marginalisée sous Kadhafi, soit déclarée « capitale économique » de la nouvelle Libye. La ville connaît une vague d’assassinats orchestrés par les milices antigouvernementales visant les symboles du nouveau pouvoir : officiers de l’armée nouvelle, responsables de la sécurité, procureurs et journalistes abattus dans la rue près de leur domicile.
Après l’assassinat par des islamistes, en septembre dernier à Benghazi, de l’ambassadeur des États-Unis, Chris Stevens, c’est au tour du consul d’Italie dans la même ville, Guido de Sanctis, d’échapper de justesse à un attentat alors qu’il regagnait son domicile dans une voiture blindée. Les agresseurs voulaient, affirment-ils, se « venger » de l’Italie, l’ancienne puissance coloniale, dont le premier ministre Berlusconi avait des rapports étroits avec Kadhafi.
La célébration de la chute de l’ancien régime a été par ailleurs gâchée par les combats meurtriers de Bani Walid, un des derniers bastions de Kadhafi au cours du conflit de 2011, accusé d’abriter des partisans de l’ex-dirigeant recherchés par la justice. Les autorités, épaulées par des milices de Misrata, peuplée de tribus rivales, ont dû y aller à l’artillerie lourde pour réduire les dernières poches de résistance, faisant des dizaines de morts et de blessés dans cette ville de 100 000 habitants.
Si la crainte d’une « somalisation » du pays a été écartée pour l’instant, des mouvements ethniques et tribaux se sont multipliés pour réclamer des droits culturels, économiques et sociaux qui leur auraient été déniés par le régime déchu. Ils se sentent d’autant plus confortés dans leurs revendications qu’ils ont payé cher en vies humaines leur participation au renversement de Kadhafi et qu’ils ont gardé leurs armes. « Depuis la déclaration officielle de la fin des hostilités, la Libye est en proie à des conflits intercommunautaires, estime Claudia Gazzini, analyste pour la Libye de l’International Crisis Group. Les autorités centrales ont agi comme des spectateurs, en confiant la sécurité à des groupes armés [d’ex-rebelles] largement autonomes qui ne sont sous l’autorité de l’État que par le nom. »
L’État peine en effet à intégrer les milices dans l’armée ou dans la police en formation. Les leaders de ces groupes armés, auréolés du prestige de leur participation à la « révolution », se comportent en chefs de guerre. Ils ne cessent de défier les autorités et de défendre leur pré carré contre des milices rivales. Les appels répétés du président du CGN, Mohamed al-Megreyef – pourtant un des hommes forts du nouveau régime –, à déposer les armes n’ont été que partiellement entendus, malgré ses menaces de recours à la force lorsque l’autorité de l’État est bafouée. « Le CGN et le gouvernement de transition travaillent sur la base des principes et des valeurs édictés par la révolution du 17 février pour faire de la Libye un pays comme l’ont rêvé les martyrs, les ex-rebelles, les hommes libres et l’ensemble des composantes du peuple libyen, hommes, femmes, jeunes », a-t-il dit pour tenter de rassurer les chefs de milice, sans les convaincre. Il leur a demandé en vain de remettre leurs armes et de se pencher sur la rédaction de la Constitution et la mise en place des nouvelles institutions.
Début janvier, Megreyef a fait lui-même l’objet d’une tentative d’attentat lors d’une attaque contre son hôtel à Sebha, dont il est sorti indemne. L’incident souligne les défis auxquels font face les nouvelles autorités pour asseoir la sécurité dans le Sud du pays, une région désertique où sévissent de nombreux trafics illégaux, notamment celui de l’énorme arsenal d’armes issu du conflit qui a renversé Kadhafi. Les affrontements tribaux dans cette région, riche en pétrole, ont provoqué la mort de centaines de personnes en 2012, malgré la loi martiale imposée par Tripoli et la fermeture des frontières terrestres avec le Tchad, le Niger, le Soudan et l’Algérie. Mi-janvier, alors que Mali s’embrasait, les premiers ministres de Tunisie, de Libye et de l’Algérie se sont réunis à Ghadamès pour coordonner la sécurité à leur frontière commune.
Dans ce chaos, la « justice transitionnelle » censée juger les responsables de l’ancien régime et indemniser ses victimes est en panne. Le fils de Kadhafi, Seif el-Islam, et son chef du service des renseignements, Abdallah Senoussi, seraient en passe d’être déférés devant la justice en Libye, alors que le Tribunal pénal international (TPI) demande qu’ils lui soient livrés pour être jugés par lui. Les conditions de détention des deux hommes ne sont pas connues, mais leurs avocats doutent qu’un procès équitable leur soit réservé en Libye. À l’instar de l’ancien premier ministre Baghdadi Mahmoudi, qui a été livré à Tripoli par le gouvernement islamiste tunisien, à l’insu du chef de l’État, dans des conditions qui ont été vivement dénoncées par l’opposition démocrate.