Dans le roman 1984 de George Orwell, on se souvient que la « minute quotidienne de haine » remplit trois fonctions : désigner l’ennemi absolu, diaboliser cet ennemi identifié comme tel et renforcer la cohésion sociale, étant entendu qu’aucun citoyen normal ne peut se soustraire à l’exercice sous peine d’être suspecté de laxisme, sinon de haute trahison.
Ainsi, nos traitements politiques et médiatiques de la crise syrienne sont en passe d’« orwellisation » aggravée. Quotidiennement les décomptes morbides de l’Observatoire syrien des droits de l’homme sont cités comme la Bible par les médias officiels, sans aucune prise de distance quantitative ni qualitative, sans le moindre conditionnel ou une espèce de vérification… Très clairement, la Syrie remplit les fonctions de la « minute quotidienne de haine », dans un monde global et binaire où les « démocraties » cherchent à faire entendre raison à des « dictatures » qui tuent leurs citoyens et torturent les enfants.
Soyons parfaitement clairs pour anticiper les procès en sorcellerie qui reprennent de nos jours : aucun citoyen normal ne peut justifier qu’une armée tire sur sa population, qu’on viole des femmes ou qu’on mutile des enfants. Il ne s’agit pas – ici – d’absoudre qui que ce soit, ni de prendre le parti d’un régime ou de ses opposants, mais d’essayer de s’affranchir de l’immédiateté de l’émotion souvent propice aux manipulations et désinformations qui prospèrent dans toutes guerres civiles.
Sidi el-Kebir, le 9 novembre 1996. À 40 kilomètres au sud d’Alger, aux confins de la plaine de la Mitidja, un petit village près de Blida vient d’être attaqué par un groupe armé : trente et une personnes égorgées à l’arme blanche, cinq familles rayées de la carte d’un coup, sans explication ni revendication. Un point commun : chacune de ces familles avait un fils en train d’effectuer son service militaire. Je me souviens des pleurs des enfants indemnes, cousins ou voisins, et du mutisme de certains vieux qui connaissaient parfaitement les assassins venus d’autres hameaux de Blida. Aujourd’hui encore, seize ans après, les survivants n’ont toujours pas livré leur vérité d’une violence dont l’opacité demeure intacte, figée et incandescente.
En décembre 2011, à Damas, Hama et Homs, cette même rationalité refait brusquement surface. Avec Éric Dénécé, le directeur du Centre français de recherche sur le renseignement, et Saïda Benhabylès, l’ancienne ministre algérienne de la Famille, nous avons interviewé la plupart des représentants de l’opposition de l’intérieure pour essayer de mieux comprendre les ressorts de la crise syrienne. Dans notre rapport intitulé Syrie : une libanisation fabriquée (1) (paru en janvier 2012), nous tentions d’expliquer que la crise, ayant connu trois phases successives, risquait de déboucher sur une guerre civile et que celle-ci pourrait, à terme, « balkaniser » la région : Liban, Jordanie, frontière turque et nord d’Irak.
De mars à juin-juillet 2011, la Syrie entre en résonance avec les séquences tunisienne et égyptienne. Un imposant mouvement social réclame davantage de libertés civiles et politiques. Sourd à ces revendications, le régime réprime sévèrement : conservatisme, incompréhensions et incompétence. Violemment rejetées par le pouvoir, ces aspirations se transforment et se confessionnalisent. On entre dans une deuxième phase qui voit les manifestants scander au sortir de la prière du vendredi : « Les alaouites dans la tombe, les chrétiens à Beyrouth ! »
Dès l’automne 2011, plusieurs régions basculent dans la guerre civile. Depuis l’été 2011, des armes de guerre entrent par Tripoli, la Bekaa-Est et le Akkar, mais aussi par les frontières jordanienne et turque. Certes, quelques centaines de déserteurs sont partis avec leurs armes, mais on voit surgir des groupes salafistes – reconfiguration des mouvements Osbat al-Ansar et Jound el-Cham des camps d’Aïn el-Héloué (sud du Liban), de Fath al-Islam de Nahr el-Bared (banlieue de Tripoli), ainsi que des filières de contrebande qui drainent un banditisme structurel entre Homs et la frontière libanaise éloignée d’une quinzaine de kilomètres. La presse occidentale appelle ces différents groupes l’Armée syrienne libre. L’une de ses Kataëb tirera des obus de mortiers sur une équipe de France 2, raflant la jeune et belle vie du caméraman Gilles Jacquier, « bavure » de guerre immédiatement attribuée à une manipulation du régime…
Cette « libanisation fabriquée » est attisée par le régime affirme, sans nuances, l’ancienne responsable de la Fondation Ford au Proche-Orient, Basma Kodmani, aujourd’hui porte-parole du Conseil national syrien (CNS), salariée par de généreux donateurs du Qatar. Plusieurs sources du renseignement militaire de différents pays arabes et européens décrivent comment le Qatar, l’Arabie Saoudite et plusieurs autres monarchies pétrolières financent les mercenaires de l’Armée syrienne libre. Celle-ci dispose désormais de mortiers, de missiles antichars et de canons de 105 millimètres. Différents camps installés en Turquie, en Libye et au Kosovo (avec l’aide du Corps de protection du Kosovo, composé de membres de l’ex-Armée de libération du Kosovo) forment les combattants qui rejoignent le djihad syrien.
Nous voilà entrés dans une nouvelle phase de dimension régionale, sinon internationale : celle de la fitna, opposant les mondes sunnites aux alaouites et autres chi’ites. La même logique a ravagé l’Irak, l’Afghanistan et la Libye. Elle est au travail dans le Sahel, menaçant le Mali, le Niger, la Mauritanie et l’Algérie. Des côtes du Sénégal à la Corne de l’Afrique, les monarchies pétrolières ont besoin d’une profondeur stratégique pour mettre en œuvre leur agenda du Machrek. Après la perte de Bagdad tombée dans l’escarcelle chi’ite, elles veulent dominer, sinon détruire l’État syrien. Ayant inspiré les deux mandats Bush, cette stratégie de « l’instabilité constructive » reste celle des idéologues néoconservateurs américains qui inspirent encore la diplomatie d’Obama et celle des pays européens : émotions, information immédiate et désinformation afin de mieux vendre les batailles de l’empire global aux citoyens normaux.
Je disais dernièrement à des amis algériens que, à plus ou moins long terme, l’Algérie pourrait être confrontée à un encerclement salafo-wahhabite (Tunisie, Libye, États sahéliens et Maroc). Dans le prolongement des guerres survenues dans la zone afghano-pakistanaise, en Irak, en Libye, puis en Syrie, la zone sahélienne pourrait devenir le théâtre d’un nouveau conflit « global ». Écoutons Alain Joxe : « Les guerres sans but politique menées contre une population, dont les prototypes contemporains sont fournis par celles conduites par Israël en Palestine ou par les États-Unis en Irak et en Afghanistan, est ce qui définit le mieux la transformation d’une armée en police dans l’empire global. C’est ce qu’a confirmé, au-delà des apparences, la politique de Washington au moment des « printemps arabes » qui ont provoqué début 2011 la chute de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi. En Tunisie comme en Égypte et en Libye, faute de pouvoir préserver des régimes dictatoriaux, les États-Unis ont cherché à promouvoir des démocraties corrompues et policières comme systèmes locaux de l’ordre financier néolibéral, quitte à s’accommoder avec des partis islamistes conservateurs, mais nullement hostiles aux avantages, pour les riches, de ces systèmes. » (2)
La gouvernance insécuritaire remplace désormais l’État protecteur… Mercenaires du nouvel ordre globalisé, les salafistes travaillent au démantèlement des États-nations, à l’émiettement et à la privatisation du village planétaire.
(1) https://www.cf2r.org/fr/rapports-de-recherche/syrie-une-libanisation-fabriquee.php
(2) Les Guerres de l’empire global. Spéculations financières, guerres robotiques et résistances démocratiques, Alain Joxe Éd. La Découverte, 2012, 260 p., 21 euros.