Encore une nuit d’attente, d’incertitude, de peur et d’angoisse. Puis c’est l’explosion de joie au crépuscule d’un troisième vendredi de mobilisation populaire, à l’annonce, d’une voie blanche, par le vice-président Omar Suleimane, alias Dracula : « Le président Hosni Moubarak a décidé d’abandonner ses fonctions de président de la République. Il a confié au Conseil supérieur des forces armées (CSFA) toutes les charges de l’État. »
La place Tahrir vient de triompher de l’acharnement pathétique du vieux raïs de 82 ans, dont vingt-trois de pouvoir absolu, blessé à mort par le désaveu de son peuple, reclus dans sa résidence d’Héliopolis, et qui se battait avec l’énergie du désespoir contre la fatalité d’une destitution programmée. La fête peut battre son plein : « Ivresse aujourd’hui, nous aviserons demain », selon le précepte d’un poète arabe.
La place Tahrir, immense esplanade adossée au Mogamma, monstrueux complexe administratif aux lignes staliniennes avalant le matin des milliers de scribes pour les régurgiter l’après-midi, est un saisissant raccourci de l’Égypte dans sa diversité. Elle est encadrée par l’université américaine de style néo-ottoman, un palais royal décati converti en annexe des Affaires étrangères, le siège de la Ligue arabe et le Musée égyptien, perle de l’égyptologie, qui draine annuellement des centaines de milliers de touristes. Elle n’a jamais mieux mérité son nom de place de la Libération et des Martyrs. Baptisée à sa création à la gloire du khédive Ismaïl Pacha (1830-1895), fossoyeur de l’indépendance égyptienne au profit de l’alliance franco-britannique, elle fut débaptisée en 1952 après la chute de la monarchie. C’est à ce carrefour obligé d’une circulation bruyante et chaotique, devenu au fil des jours le cœur battant de l’intifada des enfants du Nil, que s’est joué le destin du régime honni. La génération Facebook, hommes et femmes représentants d’une classe moyenne frustrée, dépossédée du fruit de son labeur, déclassée par des bandes d’affairistes et de parvenus voraces, a pris le monde de court. Sans repères, elle a cherché à tâtons sa voie, trouvé ses mots et rédigé au jour le jour, à mille mains, dans la douleur, sa plate-forme politique pour l’avenir : un gouvernement civil, démocratique et social pour l’Égypte. Certains jours, plus de deux millions de manifestants se pressaient place Tahrir, hurlant à tue-tête et en chœur : « Le peuple veut la chute du pouvoir. » Indifférents aux menaces de les faire évacuer par la force au prix du sang, ils répliquent : « Nous ne partirons pas avant qu’il n’ait plié bagage. » Au centre de l’esplanade, le camp de toile fait de bric et de broc, témoin de leur détermination à occuper la place, s’agrandit de jour en jour pour accueillir toujours plus de « veilleurs de nuit de la révolution ». Des tas de pierres se forment, armes des pauvres contre les hommes de main de la dictature. Du haut de son piédestal, la statue du général Abdel Moneim Ryad, tombé au combat pendant la guerre d’usure contre Israël, veille sur les jeunes manifestants. Un jeune commandant ravi est porté en triomphe par la foule déchaînée d’où monte une puissante clameur : « L’armée, le peuple, main dans la main. » Depuis qu’elle a affirmé sa « neutralité » et annoncé qu’elle ne tirerait pas sur les manifestants, l’institution est montée plus haut dans l’estime des contestataires. Ils escaladent les chars pour fraterniser avec les soldats, les noircissent de leurs slogans vengeurs contre le pouvoir, s’incrustent entre roues et chenilles pour contraindre les militaires à rester pour assurer leur protection contre les pro-Moubarak à l’affût. À mesure que le clan du dictateur s’accroche aux lambeaux de son pouvoir finissant, leur demande devient plus claire et plus pressante : « L’armée doit le débarquer, protéger l’intifada, éviter le vide constitutionnel et superviser la transition démocratique. »
Dans cette kermesse politique, l’humour est de la partie. C’est un jeune assis en tailleur sur le bitume qui serre le bâton de son panneau appelant au départ de Moubarak : « Mais pars donc, j’ai mal aux mains », ou cet autre aux cheveux ébouriffés, les yeux pétillant de malice, brandissant une pancarte : « Décide-toi, je veux aller chez le coiffeur. »
Le drame n’est pas loin. Images d’un forfait sans nom : le déferlement des « baltaguia » (casseurs) à l’assaut de la place Tahrir. Montés sur des chevaux et des dromadaires, ces hommes de main ont été payés pour semer la terreur parmi les manifestants, et tuer. Ils représentent le visage hideux d’un pouvoir aux abois n’hésitant désormais devant rien pour restaurer son autorité en miettes et se venger. À Menchia, à Alexandrie, un jeune qui avançait sans arme, seul dans la rue, ne représentant aucun danger pour ses assassins, est tombé dans le claquement sec d’une balle tirée par un franc-tireur de la police politique. Bras armé du régime, ce service a proliféré comme un cancer ces dernières années. Il interpelait, arrêtait, torturait, tuait en toute impunité. Ses caves sentent encore l’odeur âcre du sang des innocents suppliciés.
Retentit un appel à la prière. L’imam ordonne aux fidèles de s’aligner pour une « prière de l’absent », à la mémoire des « martyrs » de la répression. De jeunes coptes forment un cordon de protection autour d’eux. Tout à l’heure, ce sera aux jeunes musulmans de dessiner un cercle autour de leurs concitoyens, qui ont improvisé à leur tour une messe à la mémoire des victimes. L’officiant annonce : « Ces martyrs ne sont ni chrétiens ni musulmans à nos yeux, ils sont ceux du peuple égyptien. » Murmures d’approbation. L’imam en grand uniforme d’Al-Azhar, le front ceint de son turban blanc serrant un couvre-chef rouge, est porté en triomphe. Il brandit le Coran d’une main et la croix de l’autre en scandant : « Vive l’alliance de la croix et du croissant. » Ce slogan forgé par le parti nationaliste du Wafd pour la Révolution de 1919 contre les Anglais est revenu en force place Tahrir. Depuis le début du soulèvement, aucun incident confessionnel n’a été enregistré, nulle part, dans le pays. Miracle d’une intifada qui, brisant le mur de la peur et déjouant les manipulations du pouvoir, a réconcilié les Égyptiens avec eux-mêmes et l’Égypte avec son histoire millénaire. L’avenir n’est certes pas écrit sur du marbre, mais ce temps fort devait être célébré.
S’il faut parmi mille autres images de la place Tahrir en retenir une supplémentaire, ce ne sera pas l’effigie de Moubarak pendue à une lanterne (lointaine réminiscence de la Révolution française de 1789), mais les deux drapeaux tunisien et égyptien cousus ensemble, figurant au-delà de vains discours le destin commun de ce réveil démocratique arabe. L’Histoire de nouveau en marche.