Cette instance qui gouverne le pays prend ses décisions après consultation des experts, juristes, économistes, politologues ou journalistes. Signe d’une tentative de démocratisation.
« Les forces armées ne permettront pas la poursuite des pratiques illégales étant donné les risques qu’elles présentent pour la patrie. Aussi prendront-elles les mesures légales dissuasives », c’est le message le plus récent envoyé par l’armée sur les téléphones des Égyptiens. Les SMS sont désormais un outil fréquemment utilisé par ce Conseil suprême des forces armées qui dirige l’Égypte. Des SMS et de rares communiqués militaires, c’est ainsi que ces derniers s’adressent à leurs compatriotes depuis le départ forcé du président Moubarak. Acteurs de la transition, les militaires qui communiquent très peu ont également créé une page sur Facebook, pour parler à ces jeunes instigateurs de la révolution du 25 janvier et conserver une popularité en flèche, largement manifestée par les Égyptiens lors des protestations « millionnaires ». Dans la page dédiée aux « héros de l’Égypte », l’armée estime « qu’une coopération fructueuse dans la période à venir avec les fils honorables de l’Égypte mènerait à la stabilité et à la sécurité ». Les militaires répètent sur leur page Facebook ne pas avoir « d’aspirations politiques », mais œuvrer dans le cadre d’une transition démocratique qui devrait, à terme, aboutir à un pouvoir civil.
Sous le signe de la discrétion
Une étape importante, croient les experts militaires, en rappelant que l’armée depuis toujours a tendance à travailler « dans le plus grand secret ». Elle s’adapte, lentement d’ailleurs, à ce changement qui touche un pays défini comme « stable » ou encore « stagnant ». Cette lenteur est justifiée par l’ancienne figure de l’armée, le général Mohamad Tolba. « Chaque officier était chargé de ses soldats, de sa brigade, de ses plans militaires et des frontières, rien de plus », explique-t-il. Et ceci justifie aussi à ses yeux le nombre rarissime des communiqués militaires autant que leur « précision ». Officiellement, ce sont vingt soldats qui gouvernent sous la houlette du ministre de la Défense, le maréchal Hussein Tantaoui qui, selon son entourage, n’a pas d’ambition politique qui le pousserait à s’accrocher aux rênes du pouvoir. A ses côtés se trouvent de hauts gradés qui ont fait leur première apparition à la télévision durant la révolution. Il faudrait voir ce Conseil suprême comme une seule personne qui dirige le pays, estiment les sources du magazine L’Hebdo. « Les prérogatives du chef de l’État ont été transmises à ce Conseil et, du coup, il faudrait peut-être le considérer comme un chef d’État dans une République présidentielle qui gouverne », explique le
général Abdel-Moneim Saïd, ancien commandant de la 2e armée de campagne et qui a siégé dans un Conseil militaire suprême pendant plus de quatre ans.
Un processus démocratique mais ferme
Concrètement, dit-il, le processus de prise de décision est « démocratique », même si sa mise en œuvre est assez « dictatoriale ». « S’il y a une décision à prendre, la question est examinée et ses détails sont étalés. Un débat se présente, chacun avance des alternatives ou des idées, des solutions, puis on passe au vote », précise Saïd. D’après lui, ces nouveaux « chefs du pays » ne sont pas uniquement de formation militaire. Ils ont tous suivi d’autres études d’administration, en Égypte à
l’Académie Nasser ou encore à l’étranger. Tolba, ancien militaire également, affirme que chaque décision prise par le Conseil durant les douze derniers jours a été précédée par une consultation avec des experts, juristes, économistes, politologues ou journalistes. Nombre de ces derniers ont dévoilé les détails de ce genre de réunion mais l’armée, elle, ne l’a jamais publiquement annoncé.
L’annonce publique est restée au niveau des « déclarations d’intention » ou du plan qui s’étale sur six mois au plus, jusqu’à la tenue des élections présidentielles. Dans les détails figurent la dissolution des deux chambres du Parlement, la formation d’un gouvernement de « consensus », la suspension de la Constitution et la révision de six articles de ce texte « sacré ». Des amendements qui devraient faciliter cette transition avec notamment un allégement des conditions imposées aux candidats à la présidentielle, une réduction de la durée des mandats du chef de l’État et leur restriction à deux. Ceci devrait s’accompagner par ailleurs d’un contrôle judiciaire du scrutin et d’un allégement
des prérogatives du chef de l’État.
Le Conseil suprême des forces armées a nommé une commission de juristes chargée de mener à bien ces amendements. La commission, composée de huit membres, est présidée par Tareq Al-Bechri, ancien président du Conseil d’État et personnalité très respectée. Sa mission devrait s’achever dans quelques heures avant de soumettre les nouveaux textes à un débat public puis au référendum populaire. Une fois approuvées, des législatives devront suivre. Entre-temps, le gouvernement présidé par Ahmad Chafiq, ancien militaire de l’armée de l’air, tout comme son ami, le président sortant, a mené un ultime remaniement ministériel pour écarter toutes les figures appartenant à l’ancien régime et les personnages emblématiques de son Parti national démocrate. Ce sont d’ailleurs des vice-ministres, ou des numéros 2 du ministère, qui prennent la relève, pour certains portefeuilles qui ne connaissent qu’un changement de nom. Pour d’autres ministères, c’est un changement radical, pour la première fois depuis des décennies, une figure de l’opposition siège au gouvernement. C’est la star du parti libéral Al-Wafd, Mounir Fakhri Abdel-Nour, qui occupe la tête du
ministère du Tourisme, un secteur qui assure à l’Égypte une de ses plus grandes recettes en PIB. Avec lui, un autre cadre de la gauche, Gouda Abdel-Khaleq, s’occupe d’un ministère assurant les besoins les plus élémentaires des Égyptiens appauvris, celui de la Solidarité et de l’Approvisionnement. A leurs côtés, des personnalités indépendantes.
Combattre la corruption et la contre-révolution
En dirigeant le pays durant cette transition, le Conseil militaire a pris à son compte une autre mission pyramidale, celle de combattre une corruption qui ronge presque toutes les institutions du pays. « Dévoiler les éléments corrompus, notamment ceux qui ont travaillé de près avec l’ancien régime, et les poursuivre en justice », explique Tolba. La mission incombe pourtant au procureur général qui a poursuivi plusieurs figures détestées par la rue et soupçonnées de détournement de fonds publics ou
d’avoirs de l’État.
En parallèle, les experts affirment que l’armée « tient à connaître le pouls de la rue, via les services secrets ainsi que ses militaires postés dans la rue ». Signe destiné à cette rue, des prisonniers politiques ont été libérés, d’autres devront suivre. La tâche qui piétine est celle de la réforme du ministère de l’Intérieur. « La situation où se trouvent les policiers aujourd’hui ressemble à celle des militaires après la défaite de 1967 », selon Abdel-Moneim Saïd. Le retard qui inquiète le plus est lié pourtant à Moubarak et sa famille et toute cette bande qui siège avec lui à Charm Al-Cheikh, et qui préparent dans la plus grande discrétion une « contre-révolution ».
Tolba estime que s’il y a une mesure à prendre dans l’immédiat pour sauver la révolution, ce serait de limiter le séjour dans la station balnéaire de la mer Rouge à la seule famille Moubarak et confisquer les téléphones satellites. Sinon, le seul gain de la révolution, comme le disent les jeunes, aurait été de transférer le siège de Moubarak à Charm Al-Cheikh au lieu qu’il ne soit partagé entre la capitale et cette ville. Un indice de poids : lundi, le procureur général a demandé aux pays du monde
de geler les fonds du président déchu, de sa femme, de ses deux fils et de ses belles-filles.