Entretien avec le politologue et universitaire Rudolf el-Kareh, qui estime que le veto sino-russe à l’Onu renforce la logique de l’affrontement.
Le délai supplémentaire obtenu la veille par l’émissaire international Kofi Annan n’aura finalement rien changé au résultat du vote au Conseil de sécurité de l’Onu. Le double veto opposé jeudi par la Russie et la Chine à un projet de résolution condamnant la répression en Syrie et menaçant le régime de Bachar al-Assad de sanctions renforce encore les incertitudes. D’abord, sur la situation des affrontements, encore avivée par l’attentat de mercredi qui a décapité l’appareil sécuritaire de l’État. Ensuite, sur l’avenir de la mission d’observation onusienne chargée de préparer la mise en œuvre du plan de paix Annan, et dont la résolution prévoyait la prolongation du mandat.
Nous avons fait le point, un peu avant le vote, avec Rudolf el-Kareh, politologue et spécialiste du monde arabe.
Kofi Annan s’est-il aveuglé en espérant convaincre la Russie en dernière minute ?
Je ne vois pas les Russes reculer. On va vers une confrontation, mais je ne sais pas quelle forme elle prendra. À mon avis, ce sera quelque chose d’énorme, qui pourrait aussi toucher le Liban, l’Iran, la Palestine, et peut-être d’autres États.
La crise syrienne s’est vite régionalisée…
Il y a en Syrie une dynamique sociale qui a été dévoyée. La situation syrienne s’est pervertie à partir du moment où les enjeux de politique nationale, comme la nécessité du changement, sont devenus des enjeux de géopolitique régionale et internationale. Aujourd’hui, on se trouve dans des enjeux internationaux, qui sont le retour de la Russie et l’émergence forte de la Chine sur la scène politique internationale. Avec son veto, ce qui peut paraître paradoxal, la Russie réaffirme la prééminence de l’Onu comme espace de régulation des conflits internationaux. Pour rappel, en 2003, les États-Unis s’étaient passés de l’aval de l’Onu pour attaquer l’Irak.
L’Onu va devenir plus conflictuelle ?
L’Onu va redevenir un terrain de confrontation, et cela va définir la réalité internationale. La Russie joue ce jeu-là, soutenue par la Chine et les Brics (les pays émergents qui incluent, outre la Russie et la Chine, le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud), qui ont tous intérêt à voir émerger un monde multipolaire. Et cela se fait dans cette région et dans le sang.
La voie du dialogue est-elle encore possible en Syrie ?
Je ne vois pas, pour le moment, un dialogue politique s’établir dans ces conditions. On va vers une phase de radicalisation et de renforcement de la confrontation. Car quand on en arrive à commanditer des attentats de ce genre, c’est qu’on a échoué ailleurs. Il y a eu dans un premier temps des pressions politiques, qui ont échoué, et puis une phase de déstabilisation des institutions, qui a aussi échoué.
Cette radicalisation empêche-t-elle désormais toute solution politique ?
Pas nécessairement, mais elle va la retarder. Je pense qu’il va y avoir une décantation des positions tant au sein de l’État que des oppositions, car celles-ci sont multiples. La solution politique ne peut être qu’un compromis qui tienne compte de tous.
N’est-on pas allé trop loin pour que les parties puissent se réconcilier ?
On peut toujours se réconcilier à condition qu’il y ait une volonté politique de réconciliation. Mais je ne vois pas de volonté. Il est toutefois intéressant de noter que le nouveau gouvernement syrien a créé un ministère de la Réconciliation nationale, à la tête duquel il y a un opposant, en la personne du président du Parti nationaliste social syrien (Ali Haidar, NDLR). La question n’est plus celle du régime, mais celle de l’État et de la société. Et c’est là que ça devient dangereux. Car s’il n’y a pas de processus de réconciliation et de solution, on va vers une confrontation radicale de plus en plus vive.
Le président Bachar al-Assad est devenu le symbole de cette répression violente…
Aujourd’hui, le combat n’est pas uniquement militaire, il est aussi médiatique, avec de la manipulation et de la propagande, des deux côtés. Un des éléments de cette propagande est de focaliser sur une personne. On diabolise un individu pour masquer les politiques réelles. L’objectif n’est pas la démocratie en Syrie, c’est l’affaiblissement de l’Iran, devenu une puissance régionale qui n’est plus contournable. Interrogée sur ce qu’elle entendait par démocratie en Syrie, Hillary Clinton a dit un jour qu’il s’agissait pour ce pays de rompre son alliance avec l’Iran, d’interrompre son soutien à la résistance au Liban (Hezbollah, NDLR) ainsi que ses relations avec les Palestiniens, et de diversifier son approvisionnement en armes en se distançant de la Russie. Les Américains ne font pas cela (s’impliquer) pour les beaux yeux de la Syrie. Ils veulent réduire, dans la mesure du possible, le soutien à tout ce qui résiste à la politique d’Israël.
Aucun rapport avec la démocratie…
Ni même avec les droits de l’homme. Ceux-ci sont manipulés et donc dévoyés. Et lorsqu’ils sont dévoyés, ce sont les premiers à en payer le prix.
Source : lalibre.be