Expression L’arabe serait-il encore chez lui en Algérie ? Il semble attaqué de toutes parts par un idiome de la consommation et de la communication hybride, paresseux et sans âme qui séduit les jeunes.
La langue arabe a vécu son printemps dans les années 1970, lorsqu’elle était portée à bout de bras par un ambitieux projet politique et culturel de réhabilitation de la personnalité nationale, une des revendications constantes des mouvements d’indépendance. Mais le « rétropédalage » amorcé ces dernières années, notamment dans le rap et la publicité, au nom d’un consumérisme envahissant, en a fait pratiquement une langue en état de siège. Submergée par une novlangue (1) aliénante et réductrice, elle semble céder la place à un affreux sabir devenu la langue de communication de beaucoup de jeunes Algériens. Il compte déjà à son palmarès deux victimes expiatoires : le français et l'arabe, qui sont également massacrés dans les parlers de la rue. Lors d'une « Journée d’étude sur l’hybridation de la langue arabe en Algérie : origines et solutions », le Conseil supérieur de la langue arabe, chargé de promouvoir la langue nationale, a fini par tirer la sonnette d’alarme.
Il n’y a pas longtemps, le président Abdelaziz Bouteflika a donné un exemple savoureux de cette novlangue que des linguistes célèbrent comme l'avènement d'un idiome populaire qui pourrait triompher de la langue classique. « Je ne parviens pas à déterminer quelle langue parlent les Algériens. Ce n’est ni de l’arabe, ni du français ni de l’amazigh [berbère]. C’est un mauvais mélange, des propos hybrides que l’on comprend à peine. Prenons l’exemple du terme mayixistiche [« cela n’existe pas »]. Il ne peut être compris que par l’Algérien du xxie siècle », s’est indigné le chef de l'État, qui pratique l'arabe et le français avec une égale maîtrise. On peut y ajouter matsacomptiche [« ça ne compte pas »] et « matandaniche (« il ne m’a pas attendu »), et bien d’autres monstres lexicaux combinant le vocabulaire français à la syntaxe arabe.
L’âme de la nation
Le président du Conseil supérieur de la langue arabe, Mohamed Larbi Ould Khelifa, a qualifié de « pollution » ces emprunts étrangers plaqués d’une façon anarchique sur la langue nationale. Loin d'enrichir le parler populaire, ils l’ont appauvri. Il y a un demi-siècle, en dépit d’une colonisation aux objectifs assimilationnistes affichés, les quartiers populaires avaient réussi à sauvegarder une langue arabe de bonne facture. Ils s’y exprimaient avec finesse, notamment dans les bouqalat (poèmes amoureux des terrasses de la casbah), dans la chanson chaâbi, ou le meilleur du théâtre populaire. L'arabe était alors la langue de la résistance à l'assimilation voulue par l'ennemi. Dans les années 1970, il élargissait son espace dans l'enseignement à tous les niveaux et s’imposait dans l'environnement : formulaires administratifs, financiers, bancaires, enseignes commerciales, etc.
Si l’usage de la langue arabe reste la règle dans les discours officiels – quoique certains ministres n’hésitent plus à l’enfreindre –, il n’est plus observé avec la même rigueur sur les enseignes commerciales ou dans la correspondance administrative. Pressés de faire triompher la nouvelle religion consumériste, les publicitaires ont trouvé plus facile de cultiver la novlangue. Il n'est pourtant pas trop tard pour récupérer l'espace perdu, estime le Conseil supérieur de la langue arabe. L'enjeu est de taille, selon Safia Matahri, professeur à l’université d’Oran. Elle souligne que souveraineté nationale et souveraineté linguistique restent indissociables, la langue étant « l’âme de la nation ».
(1) La langue imaginaire dans 1984, le roman de George Orwell.