L’indignation saisit très tôt le jeune Benali. Il grandit au Dahra, dans une de ces cités musulmanes miséreuses, avec une chemise et une gandoura pour l’année, et le plus souvent pieds nus. Ses parents, paysans, ont été, comme nombre de familles, dépossédés de leur terre. Aux colons les terrains, aux indigènes… les riens. C’est là, sous ses pieds souvent nus, que germe cette profonde dignité qui guidera les pas du militant tout au long de sa vie. La supériorité du Français face à l’indigène, faite de vexations et de non-droits, vient sceller un furieux destin, joué d’avance. « Les gouvernements français successifs étaient seuls responsables de la dégradation de la situation depuis 1830 en Algérie. Ils n’agissaient que dans l’optique des intérêts que leur procurait la colonisation », note-t-il.
En 1924, sa haine du colonialisme s’affermit grâce à un journal communiste dans lequel il finit par écrire. Son engagement lui ferme injustement les portes de l’École normale et lui ouvre celles de la prison. Il ne sera pas instituteur… mais instruira à sa manière. Conscrit en 1925, il dénonce la vie de caserne faite d’« arbitraire flagrant et révoltant » et le « racisme systématique pratiqué par les colonialistes ». En 1929, lors de son premier séjour en France, il noue ses premiers contacts avec les militants nationalistes, l’Étoile nord-africaine, le Parti communiste français (PCF). Il veut éveiller les consciences au drame algérien, fait un discours mémorable en Allemagne, au Congrès de la ligue anti-impérialiste où il dévoile « l’arbitraire, les abus, l’obscurantisme, l’oppression, l’exploitation colonialiste… »
À l’époque, le communisme porte les grands idéaux des combattants de la liberté. Benali Boukortt devient responsable de la sous-section algérienne du PCF, va en Russie, y suit des cours d’économie politique marxiste-léniniste. Ses activités militantes lui coûtent des mois de prison lorsqu’il rentre au pays. On lui reproche d’être anti-Français. Il sera déporté politique à Beni Abbès.
Libéré en juin 1936, il revient dans la capitale. Et assiste au Congrès musulman algérien qui réunit – une première – oulémas, syndicalistes, nationalistes, fellahs… « La passivité apparente du peuple algérien n’était plus qu’un souvenir », écrit-il. Secrétaire général du PC algérien, il croit percevoir les prémices de la libération. Mais la Deuxième Guerre mondiale et le pacte germano-soviétique sonnent sa désillusion. « Je me rendais compte que le PCF abandonnait de plus en plus la lutte pour l’indépendance des colonies et particulièrement de l’Algérie […] [Il] ne voulait pas de l’indépendance du PCA, mais s’employait à ramener les communistes algériens dans la fidélité de Staline. » La trahison avec les vautours du Kremlin est bientôt consommée : « Cette chasse à l’Arabe, ces milliers de victimes, ces douars rasés étaient la conséquence immédiate de la complicité communiste avec les forces de répression du gouvernement colonial. Aucune argutie ne saurait détruire cette vérité historique. »
Benali Boukortt rejoint le Parti populaire algérien (PPA) en 1944, tandis que de l’autre côté de la Méditerranée, Vichy s’emploie à détourner la production algérienne au profit de l’occupant allemand. Doué d’un sens politique aigu, le militant comprend que les grands discours ne peuvent suffire. Ce sentiment est confirmé par l’horreur du 8 mai 1945, quand « les glorieux tirailleurs algériens […] qui avaient contribué à délivrer la France de l’emprise nazie retrouvèrent leurs maisons rasées, éventrées, leurs familles décimées par les soldats français et les Français d’Algérie. » Guère de négociation : la révolution passera par les armes.
Condamné à vingt ans de travaux forcés, il bénéficiera d’une amnistie, non pas décidée par Paris ou favorisée par les communistes, précise-t-il, mais par le peuple algérien. La révolution de 1954 éclate alors comme une évidence. De larges passages décrivent les tortures – les siennes et, par respect pour ses frères de combat, davantage celles qu’ont eu à subir ses compagnons : courant, rabot, épingles, eau, feu, sel… Des hommes servant de ballons mouraient sous les coups des militaires chaussés de gros souliers ferrés. « À ma connaissance, les tortionnaires SS n’avaient jamais pensé à un supplice aussi révoltant et aussi dégradant pour ses auteurs. » On y suit également les exactions de l’OAS, les accords d’Évian. Puis, enfin, l’indépendance. « Ce livre constitue une glorification du souffle libérateur qui, parti du Dahra comme des autres massifs de notre pays […], a balayé définitivement les exploiteurs et les exterminateurs de notre peuple », conclut-il.
Décédé en 1983, Boukortt aura réparé les non-dits d’une guerre qui a encore largement besoin de vérité. Son écriture limpide, le soin apporté au détail, la précision historique font de cet ouvrage, non pas seulement l’autobiographie d’un résistant, mais bien l’histoire d’une Algérie qui a su reprendre sa terre et son honneur. Le lecteur y retrouvera immanquablement une mémoire singulière : la sienne.
Le Souffle du Dahra, La résistance algérienne de 1924 à 1962, Benali Boukortt, Éd. L’Harmattan, 182 p., 19 euros.