Prise dans la tourmente d’une affaire de corruption en janvier 2010, la Sonatrach, la plus grande compagnie pétrolière africaine, a rapidement surmonté l’épreuve, poursuivant sa voie sur la route de la prospérité.
Le faux pas révélé il y a quelques mois avait soulevé dans le pays un tollé de commentaires indignés ou hostiles, tant il est vrai que, comme la femme de César, la Sonatrach, la compagnie pétrolière publique nourricière du pays (98 % des recettes en devises et 70 % des rentrées fiscales de l’État) se devait d’être irréprochable. Mais ce que les Cassandre avaient annoncé comme étant le signal d’une « tornade », voire d’un « tsunami », en tout cas d’un « séisme » politico-économique, n’a entraîné qu’une « tempête dans un verre d’eau médiatique », selon un expert pétrolier algérien. Le dossier remis à la justice porte sur une affaire de non-respect de la réglementation régissant la passation des marchés publics, un contrat somme toute mineur. Le PDG de la Sonatrach et plusieurs cadres de la compagnie ont été limogés, et ses deux enfants, par qui le scandale est arrivé, placés en détention préventive en compagnie d’autres complices. Il reviendra à la justice de faire le tri dans les accusations portées contre les uns et les autres et de punir chacun selon ses méfaits.
Intégrité et sérénité
En tout cas, en frappant à la tête, le président Abdelaziz Bouteflika a cherché à prévenir une quelconque dérive qui aurait pu ternir durablement l’image de la compagnie et retentir sur celle du pays. Depuis, la société, qui n’a jamais dévié de sa feuille de route malgré tout, a retrouvé des eaux plus calmes et continue à investir à l’intérieur et à l’international pour développer sa pelote. Elle continue sur le chemin de la croissance, avec à ses commandes un nouveau PDG, Noureddine Chérouati, un enfant de la maison, et une direction largement remaniée comprenant pour la première fois une femme, Yamina Hamdi, nommée vice-présidente chargée de la commercialisation, un poste de toute évidence stratégique.
Avant d’occuper son nouveau fauteuil au siège de verre de la Sonatrach, dans la zone résidentielle du Paradou (à Hydra, une commune d’Alger), Noureddine Chérouati, 63 ans, avait fait ses classes dans les sables brûlants du désert, en participant dès la fin de ses études, en 1971, à l’épopée de la nationalisation des hydrocarbures. L’aventure avait soudé toute une génération de jeunes cadres pétroliers placés devant un redoutable défi : prendre au pied levé la relève des cadres français, rappelés par leurs compagnies en représailles à la décision souveraine de l’Algérie de se réapproprier les richesses de son sous-sol. Cet Algérois, né à Fouka, à l’ouest de la capitale, est un pétrolier pur jus issu d’une grande famille d’excellente renommée. Il est lui-même reconnu par ses collègues et collaborateurs pour son intégrité et sa rigueur dans la gestion de ses relations personnelles. Il a toujours su mettre une séparation étanche entre le privé et le professionnel. Une qualité majeure pour assumer en toute sérénité ses nouvelles fonctions, soumises, on s’en doute, à la pression continue des lobbies nationaux et étrangers.
Depuis le dernier remaniement ministériel, la Sonatrach a par ailleurs un nouveau ministre : Youcef Yousfi, 69 ans, ingénieur chimiste, qui avait dirigé pendant un temps la compagnie pétrolière à partir de 1985, puis le ministère de l’Énergie et des Mines en 1997 et 1998, avant d’être versé dans la diplomatie, d’abord comme ministre des Affaires étrangères, ensuite comme représentant de l’Algérie auprès de l’Onu. C’est sous la férule de ce tandem d’expérience que la Sonatrach va désormais poursuivre sa croissance et accélérer son expansion internationale.
Des activités très diversifiées
La compagnie publique algérienne est depuis longtemps numéro un du hit-parade des entreprises africaines. Son chiffre d’affaires, gonflé par la flambée des prix du baril sur le marché international, a fait un bond à environ 55 milliards d’euros en 2008, avant de revenir à 35 milliards d’euros environ en 2009, après le reflux des prix qui a frappé toutes les compagnies pétrolières dans le monde. En 2010, il devrait marquer une légère progression, le prix moyen du baril sur l’année devant se stabiliser entre 80 et 90 dollars, contre moins de 70 dollars en 2009. En tout cas, la société se place très loin devant ses poursuivants africains immédiats, l’angolaise Sonangol et la sud-africaine Sasol. C’est en fait la seule compagnie du continent africain qui soutient la comparaison avec les multinationales en termes de chiffre d’affaires et de bénéfices.
La Sonatrach, qui est à la tête d’un secteur vital de l’économie, est présente à toutes les étapes de la production, de la distribution, de la transformation et du transport des hydrocarbures, seule ou en partenariat. Dans ce dernier cas, la loi lui fait obligation de détenir au moins 51 % des parts dans toute association avec des groupes étrangers. Malgré les pressions de ces derniers pour une libéralisation accrue du secteur, le pouvoir politique, sans rejeter la coopération avec eux, s’est tenu à la doctrine qu’il applique depuis l’indépendance : la gestion des ressources naturelles relève de la souveraineté nationale ; c’est un domaine stratégique de l’État. Des aménagements ont néanmoins été apportés à la législation régissant ce secteur pour réaliser l’égalité de traitement entre concurrents, y compris la Sonatrach. Celle-ci a abandonné ainsi sa double casquette de producteur et de régulateur, qu’elle coiffait pratiquement depuis la nationalisation des hydrocarbures, en 1971. Des agences spécialisées assurent désormais la régulation dans ce domaine.
L’Algérie figure parmi les plus importants exportateurs mondiaux d’hydrocarbures, pétrole et gaz confondus. Dans ce dernier domaine, elle occupe la quatrième place des exportateurs mondiaux et développe une stratégie offensive sur deux segments d’avenir : le gaz naturel liquide (GNL) et le gaz « gazeux » transporté par gazoduc. Plusieurs gazoducs – en partie sous-marins – la relient à l’Europe, dont elle assure près de 12 % des approvisionnements. Cette position en fait un opérateur incontournable de l’Union européenne (UE) suivant une double relation politique et économique, notamment face aux Russes. Les autorités se sont ainsi fait un point d’honneur à respecter à la lettre leurs contrats avec leurs clients, dans le cadre d’une sécurité énergétique qui n’a souffert aucune entorse depuis près d’un demi-siècle. Cette fermeté est très appréciée par l’UE, qui veut élever ses relations pétrolières avec l’Algérie au niveau de partenariat stratégique. L’expérience d’exportation de GNL remonte à 1964, immédiatement après l’indépendance, avec une première livraison faite par la Camel à la Grande Bretagne.
La Sonatrach gère seule le réseau de transport des hydrocarbures sur le territoire algérien, représentant plus de 16 000 kilomètres de tubes de diverses capacités. Elle domine le raffinage, avec six raffineries en propre. Cette activité – longtemps dévolue à une filiale, Naftec –, a été intégrée récemment au sein de la société mère, tandis que la distribution de carburants est restée l’apanage d’une autre filiale, Naftal, qui ne gère pas moins de 2 000 stations. L’État vient de lui confier un rôle prépondérant dans l’équipement en stations-service de l’autoroute Est-Ouest, en cours d’achèvement. La distribution de gaz est pour sa part assurée par la société nationale Sonelgaz (électricité et gaz), unique client de la Sonatrach dans ce domaine et par ailleurs son premier partenaire dans plusieurs projets énergétiques. La compagnie publique est aussi très active dans la pétrochimie, seule ou en partenariat avec des investisseurs arabes et étrangers. Elle a diversifié ces dernières années ses activités en les étendant notamment au dessalement de l’eau de mer, à l’exploitation des mines et aux énergies renouvelables, qui constituent pour elle autant de relais de croissance. Elle y intervient principalement en tant qu’investisseur. L’essentiel des activités de l’aval pétrolier gravite autour de trois pôles géographiques : Arzew, de loin la plus importante plate-forme, Béjaïa et Skikda. La consommation intérieure représente à peine 15 % de la production totale, mais elle est appelée à s’accroître rapidement au rythme du développement intense imprimé depuis une dizaine d’années au pays.
Forte de sa riche expérience nationale et du savoir-faire accumulé, la compagnie a par ailleurs fait une belle percée à l’international. Elle ambitionne de porter sa part à 30 % de son chiffre d’affaires global dans les prochaines années, en accentuant ses investissements là où des opportunités se présentent. Elle s’engage sous diverses formes dans les activités amont et aval. Elle participe à l’exploration dans plusieurs pays d’Afrique : Mali, Niger, Tunisie, Égypte, Libye, Mauritanie. Au Pérou, elle collabore à l’exploitation du gaz et à son transport. Elle envisage aussi de s’installer en Colombie et au Venezuela et garde un œil sur l’Irak, où une coopération est possible pour la production et l’exportation de GNL. Avec le Nigeria, elle développe un méga-projet de gazoduc qui doit acheminer du gaz local vers l’Europe à travers l’immense Sahara algérien, en servant au passage les pays africains de transit à des conditions privilégiées. Mais dans l’immédiat, c’est surtout l’Europe qu’elle cible. Elle compte y développer des projets indépendants de distribution et prendre part dans les terminaux gaziers, notamment en France, en Grande-Bretagne, en Italie et en Espagne. Les manœuvres dilatoires des opérateurs ibériques pour l’en écarter ont défrayé la chronique il y a deux ans. L’arbitrage international, qui a rendu justice à la compagnie algérienne, a pour l’instant dissuadé ses adversaires de continuer dans la même voie de l’exclusion, tout à fait à l’opposé de la politique d’ouverture qu’ils prônent auprès des pays du Sud.
Penser au-delà de la crise
L’objectif de la Sonatrach est de porter ses exportations de gaz à 85 milliards de mètres cubes par an à l’horizon 2015, contre environ 60 milliards de mètres cubes actuellement. Tous les efforts de production sont tendus vers la réalisation de cet objectif. Un impressionnant réseau de gazoducs relie l’Europe au Sahara, à travers la Méditerranée. Il est composé du Transméditerranéen, qui traverse la Tunisie et aboutit en Sicile, du Maghreb-Europe, qui passe par le Maroc en direction de l’Espagne, et du dernier-né, le Galsi, qui part d’El-Kalaa (côté est de l’Algérie) vers la Sardaigne, puis la Toscane.
La Sonatrach, qui a souvent relevé des défis réputés impossibles, est tout à fait en mesure de gagner ce dernier. Elle fonde sa démarche sur une analyse pointue des évolutions et des marchés – malades de leur volatilité –, une connaissance de ses clients européens ou américains avec lesquels elle traite depuis des décennies, et la formation de cadres de très haut niveau, au sein d’instituts spécialisés, dont le principal se trouve à Boumerdès, à l’est d’Alger. Des formations partielles sont également dispensées sur le terrain. Même si la conjoncture économique mondiale ne prête pas à l’optimisme –la crise financière s’est transformée en crise économique, qui a engendré à son tour une crise de la dette publique – , il faut rappeler que les relations pétrolières internationales se fondent sur des partenariats stratégiques à long terme, que les crises n’affectent que partiellement.