Avec la désagrégation du régime du colonel Mouammar Kadhafi, le risque est grand de voir s’implanter de nouvelles filières d’Al-Qaïda dans le Sahel, région aussi vaste (8 millions de km2) que difficilement contrôlable. L’Algérie a voulu mettre le doigt sur cette nouvelle menace en organisant les 7 et 8 septembre derniers une conférence internationale sur la lutte contre le terrorisme et le crime organisé au Sahel, qui a accueilli pas moins de trois pays riverains du Sahara et trente-quatre autres délégations étrangères, dont celles des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, du Japon, de l’Union européenne et de l’Onu. Depuis plusieurs mois déjà, les informations les plus alarmantes parviennent des contrées sahéliennes, faisant état d’une intense circulation d’armes venues de Libye en ébullition révolutionnaire, véritable armurerie à ciel ouvert, selon un participant. Les informations mentionnent aussi le recyclage des « soldats perdus » de Kadhafi dans les groupes armés islamistes ou le grand banditisme, deux filières fonctionnant comme des vases communicants.
Pendant deux jours, les participants ont parlé d’une seule voix en pointant l’urgence d’une action vigoureuse et concertée pour repousser le danger. Alger s’est ainsi vue reconnaître un rôle de leader dans la lutte multiforme qu’elle avait entamée, seule, dans l’indifférence de la communauté internationale, il y a plus de vingt ans. Elle en a acquis une grande expérience, remportant une victoire décisive sur l’islamisme armé sur son propre territoire, malgré la persistance de certaines poches de despérados.
L’un des principaux acquis de la conférence est son ralliement à une stratégie commune des pays du champ (Algérie, Mali, Niger, Mauritanie). Celle-ci confie la conduite des opérations sur le terrain aux seuls pays de la région, sans intervention étrangère. Les partenaires extérieurs apporteront l’aide qu’on attend d’eux, sans interférence dans les affaires souveraines. La conférence a ainsi écarté le spectre de l’installation de bases étrangères aux confins sahariens, sous l’alibi de la lutte antiterroriste. « Nous devons développer nos moyens, car nous devons assurer notre propre sécurité. En revanche, nous avons besoin de financements, d’équipements, de formation et de renseignements », a résumé le ministre algérien à la Coopération maghrébine et africaine, Abdelkader Messahel, cheville ouvrière de la conférence. « Très souvent, l’intervention militaire étrangère ne réussit pas et elle peut même alimenter le terrorisme et le djihadisme armé », a-t-il souligné.
Dans cette confrontation asymétrique contre la nébuleuse terroriste, les principaux acteurs n’expriment pas les mêmes besoins et ne disposent pas des mêmes moyens. Pour l’Algérie, qui cumule une longue expérience dans ce domaine, la coopération efficace en matière de renseignements reste prioritaire, en plus de l’acquisition d’équipements spéciaux de détection et d’interception. En revanche, le Niger, le Mali et la Mauritanie ont pratiquement besoin de tout. Leur pauvreté leur interdit de dissiper une partie de leurs maigres ressources dans la course aux armements imposée par les groupes armés. Ces pays n’en sont que plus vulnérables face au terrorisme et à la contrebande. Pas question pour autant que l’Algérie se substitue aux services de sécurité défaillants de ses voisins. Abdelkader Messahel l’a dit sans ambages : « Ce n’est pas dans nos traditions d’envoyer des troupes en dehors de notre pays. Notre peuple a beaucoup donné et dans notre culture nous songeons d’abord à défendre notre territoire. »
Le Comité des états-majors opérationnels conjoints (Cemoc) installé depuis avril à Tamanrasset pour coordonner les actions a été renforcé par un organisme regroupant les services de renseignement, l’Union de fusion et de liaison (UFL) installé à Alger. Les deux organismes ont avancé dans l’élaboration de procédures communes. Leur montée en puissance est programmée dans les prochaines semaines.
La préoccupation de l’heure reste néanmoins la prolifération des armes et le reflux de groupes armés venus de Libye à la suite de l’effondrement du régime de Kadhafi. « La crise libyenne aura des conséquences directes sur nos pays si les choses ne sont pas prises en charge d’une façon urgente pour arrêter la dissémination des armes et pour gérer le retour massif chez eux des travailleurs installés en Libye », a averti Abdelkader Messahel, en soulignant : « Les partenaires unanimes sont prêts à tout faire pour que notre région ne se transforme en un nouveau dépôt d’armes. » Ils se sont déclarés prêts à travailler avec le nouvel État libyen dans la lutte antiterroriste lorsqu’il se sera doté d’institutions légitimes.
Des arsenaux entiers se sont retrouvés ainsi dans la nature : armes lourdes et légères, explosifs, véhicules de transport 4×4, etc. sont venus renforcer depuis fin juillet les moyens des groupes armés. Le Niger craint le regroupement dans le massif de l’Aïr des Touaregs armés, désormais disponibles pour de nouvelles révoltes contre le pouvoir central. Les Maliens affirment que les Boko Haram (intégristes du Nigeria) sont formés par des artificiers d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) venus de Libye. Les Mauritaniens – entraînés par Paris dans des actions préventives antiterroristes au Mali et au Niger, dont les résultats furent mitigés – reconnaissent qu’il leur est difficile de contrôler leurs frontières. Cela même si Aqmi continue à recruter parmi la jeunesse mauritanienne à l’abandon, et que la menace terroriste ne cesse de croître.
Pour les participants à la conférence d’Alger, appuyés par le représentant des États-Unis, le général Carter Ham, haut commandant des forces américaines pour l’Afrique (Africom), la récupération des armes distribuées à profusion en Libye devra constituer la priorité des nouvelles autorités de Tripoli. Dans des entrepôts d’armes pillées, des experts de Human Rights Watch (HRW) ont découvert plusieurs caisses de missiles vides, parmi lesquels des missiles à tête chercheuse thermiques, les SA-24, de la même catégorie que les Stinger américains qui avaient fait des ravages en Afghanistan contre les troupes soviétiques. Montés sur des véhicules avec lanceurs ou tout simplement tirés de l’épaule, ces missiles sophistiqués représentent un grave danger potentiel, notamment pour l’aviation civile, selon les experts. La Libye de Kadhafi avait accumulé plus de 20 000 missiles sol-air, affirment-ils.
D’autres informations indiquent que des dépôts de missiles antiaériens portables de type Manpads ne sont pas sécurisés et que les stocks sont à la portée du premier venu, alors que des mortiers et des milliers de pièces d’artillerie traînent sur les champs de bataille sans aucune surveillance. Les services de renseignements américains, britanniques, français et ceux du voisinage, inquiets, ne cessent de presser les nouvelles autorités libyennes de prendre les mesures pour sécuriser l’accès à ces stocks d’armes à l’abandon. Leur crainte est qu’ils échouent entre les mains d’Al-Qaïda et compliquent ainsi la lutte contre la nébuleuse terroriste.
Dans ce consensus général, la France, représentée par André Parant, conseiller politique du président Nicolas Sarkozy, s’est distinguée par ses réticences à criminaliser les rançons payées aux groupes terroristes, au risque de les encourager à prendre de plus en plus d’otages, ses tentatives de minimiser les retombées du chaos libyen et sa volonté d’élargir la zone d’intervention sahélienne à des pays comme le Maroc, au risque de provoquer une confusion sur la nature de la lutte. Elle a dû finalement s’en remettre à la démarche commune en remisant ses projets. « Chaque pays a ses intérêts dans le Sahel. Nous avons nos stratégies, ils ont les leurs. Nous avons fait en sorte que toutes les stratégies soient débattues pour voir ce qui est partagé et ce qui ne l’est pas. Finalement, les nôtres ont été retenues, parce qu’elles sont complètes et méritent qu’elles soient appuyées et assistées », a relevé sobrement Abdelakder Messahel.
Les quatre partenaires doivent se rencontrer dans six mois dans la capitale de l’un d’eux pour renforcer la dynamique lancée à Alger.