Jouant de ses complicités intérieures et extérieures, le parti islamiste Ennahdha avait pris le pouvoir par effraction en 2011. Il escomptait le ralliement rapide, sinon la reddition en rase campagne, de l’armée, qu’il imaginait ébranlée par la fin chaotique du régime de Zine el-Abidine Ben Ali et prête à l’allégeance. Même s’il s’est trompé dans ses calculs, et la suite des événements n’a pas été à la hauteur de ses espérances. Ennahdha n’a pas renoncé pour autant à intégrer la donnée militaire dans ses projets d’État islamique. À juste titre, il pressent que, sans l’armée, l’hégémonie qu’il s’emploie à étendre sur l’ensemble des institutions restera inachevée. En 1987 déjà, Rached Ghannouchi, « guide » du Mouvement de la tendance islamique (MTI), père d’Ennahdha, entretenait de sa prison des cellules dormantes parmi les militaires, qu’il comptait mobiliser pour fomenter un putsch contre son ennemi juré, Habib Bourguiba. Il avait programmé son « coup » pour le 8 novembre 1987, mais fut coiffé sur le poteau par Zine el-Abidine Ben Ali, qui le prit de vitesse en déposant Bourguiba le 7 novembre pour des « raisons médicales ».
C’est dans ce contexte qu’il faut placer les attaques directes, mais le plus souvent sournoises, qui déferlent en cascade depuis quelques semaines sur les militaires, en particulier sur le chef d’état-major interarmes, le général Rachid Ammar. En apparence, les hussards – choisis par Ennahdha dans ses propres rangs ou parmi les partis ralliés de la « troïka » – leur reprochent leur échec à réduire les poches terroristes apparues dans les montagnes du Chaâmbi, à la frontière algéro-tunisienne. En fait, ils veulent les contraindre à s’impliquer politiquement en faveur d’Ennahdha et à rompre la neutralité qu’ils ont observée depuis la chute de Ben Ali. Les militaires se consacrent en premier lieu à leurs missions de défense du territoire, et de maintien de l’ordre lorsqu’ils sont appelés à pallier les forces de police débordées.
Mais, ne pouvant encore engager une bataille frontale contre une institution qui a forcé le respect de la rue en faisant son devoir et en s’écartant des jeux politiciens, les manœuvriers sont contraints, pour ne pas se découvrir, à louvoyer et à marcher sur des œufs. S’ils ne parlent pas franchement d’épuration – ce qui est le fond de leur pensée –, ils l’incluent dans une thématique d’ordre général qu’ils ressassent désormais à longueur de discours : « En démocratie, tout le monde doit rendre des comptes, y compris les militaires. » À charge pour ces derniers de capter le message. Un seul ministre issu de la troïka au pouvoir, Mohammed Abbou, a osé montrer le bout du nez en révélant qu’Ennahdha, pressé sans doute de placer l’un des siens à la tête de l’armée, avait proposé au général Rachid Ammar un marché de dupes : troquer son uniforme de chef d’état-major interarmes contre le portefeuille de la Défense nationale. Ce qui équivaudrait à un limogeage déguisé pour une voie de garage.
Si le général a évité le piège en déclinant la proposition qui lui aurait fait injustement porter le chapeau des ratés de la lutte antiterroriste, la révélation de Mohammed Abbou souligne toute l’acuité des propos tenus secrètement en février par Rached Ghannouchi à des chefs salafistes. Ils étaient venus lui reprocher la mollesse de ses projets d’islamisation et lui demander conseil sur la conduite à tenir pour s’affirmer dans le pays : « Prenez votre temps, leur avait-il dit dans une vidéo “fuitée” sur les réseaux sociaux. La police n’est pas garantie, pas plus que l’administration, l’armée et les médias. »
« Guide suprême » d’un État islamique en gestation, Ghannouchi vit comme un cauchemar le fait que ces institutions républicaines résistent encore à ses diktats. Il est impatient de consolider son pouvoir avant de s’atteler à islamiser la société, son but ultime. Il vient d’ailleurs de le réaffirmer avec force, dans un moment d’exaltation, lors de la célébration du 32e anniversaire de son mouvement : « Ennahdha ne lâchera jamais le pouvoir. » Il a aussi rappelé, en se référant au précédent iranien : « La révolution tunisienne a ses propres gardiens qui s’opposeront au retour du despotisme et de la corruption. »
En Tunisie, ces « gardiens » ont pour nom les Ligues de défense de la révolution, formées de jeunes dévoyés, convertis de fraîche date à l’islam nahdhaoui ou salafiste. Ce sont eux qui poussent depuis des mois à l’adoption par l’Assemblée constituante, dominée par Ennahdha et ses alliés, d’un projet de loi dit d’« immunisation de la révolution », qui aboutirait à l’exclusion de la scène politique de milliers de cadres au motif qu’ils occupaient des postes de responsabilité sous l’ancien régime. Objectif affiché : neutraliser le mouvement d’opposition Nidaa Tounes, seul à ratisser large en faisant de l’ombre à Ennahdha.
Alors que son aile dure pousse à la roue pour l’adoption de ce texte scélérat, qui signerait une régression des libertés publiques, Ghannouchi, magnanime, vient de faire une nouvelle démonstration du double langage en usage dans son mouvement : il a proposé, sans autre explication, que les responsables qui feraient des « excuses au peuple » soient exonérés des mesures de l’éventuelle loi. Il s’agit vraisemblablement d’une entourloupe destinée à apaiser les esprits très échauffés par cette affaire et de gagner du temps. Elle est accompagnée d’une menace et d’un chantage : « Ouvrir les archives de l’État avant les prochaines élections » pour lancer une vaste campagne de règlements de compte.
Englué dans ses propres contradictions, Ennahdha, qui peine à tenir ses engagements de la transition – rédaction d’une Constitution présentable, préparation de nouvelles élections, dont il pressent confusément qu’il y perdrait beaucoup de plumes – est à la recherche de boucs émissaires. Malgré les opérations de charme menées à Washington, par Rached Ghannouchi, et à Berlin, par son premier ministre Ali Larayedh, le pouvoir nahdhaoui ne parvient pas à convaincre. Dans les deux capitales étasunienne et allemande, ils se sont fait tirer l’oreille sur le sujet très sensible des droits de l’homme.
Ghannouchi, venu officiellement aux États-Unis faire une conférence sur « L’islam et la démocratie » à l’invitation d’une association sioniste, a en réalité été convoqué pour une franche explication sur ses relations délétères avec les salafistes djihadistes. Les Américains lui ont ostensiblement montré qu’ils avaient encore en travers de la gorge l’attaque de leur ambassade à Tunis, le 12 septembre 2012, par des militants islamistes, et surtout l’indulgence manifestée par la justice à l’égard des acteurs présumés de cette agression. Dans un communiqué tonitruant qui rompait avec les traditions diplomatiques, l’ambassade américaine à Tunis avait pris les devants en exigeant la reprise à zéro de l’instruction et du procès et en rappelant sèchement les autorités à leur devoir de protection des personnels et des missions diplomatiques étrangères installées dans le pays. Ce coup de froid ne devrait pas rester sans conséquence sur les relations entre les deux pays.
Si le parti de Ghannouchi vient encore de gagner quelques mois sur les échéances de la transition, en laissant entendre que les prochaines élections prévues pour la fin de l’année n’auront pas lieu avant le premier trimestre de l’année prochaine, le projet de brouillon de la constitution qu’il vient de présenter à ses partenaires avec six mois de retard a été rejeté par tout ce que le pays compte comme spécialistes de droit public. Truffé de contradictions, d’ambiguïtés et de chausses trappes, il est inapplicable, ont-ils jugé unanimes. Acculés sous la pression de la société civile d’entériner l’article premier de la précédente constitution de 1959 stipulant que « la Tunisie est un État libre souverain indépendant, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue, la république son régime », les rédacteurs nahdhaoui lui ont rajouté une disposition faisant de « l’islam la religion de l’État ». Du constat, ils sont ainsi passés à la prescription, en faisant de l’État « le protecteur de la religion » et non des religions dans un esprit pluraliste défendu par la société civile, et le « protecteur du sacré », ce qui risque d’entraver la création en instaurant une morale officielle à la saoudienne. Le reste est à l’avenant concernant l’indépendance de la justice, les libertés publiques, la promotion et le respect des droits de l’homme. Concernant le statut de la femme, Ghannouchi vient d’apporter une précision qui a tout pour inquiéter les militantes féministes : « La polygamie n’est pas obligatoire en islam, a-t-il dit, mais si elle s’avère nécessaire pour prévenir le vice, elle doit être appliquée. » Or les démocrates ont fait du respect du statut personnel introduit dès 1957 par Bourguiba une ligne rouge et un casus belli. Enfin, les rédacteurs de la nouvelle constitution ont opté pour un régime politique hybride, ni parlementaire, ni présidentiel, qui risque de devenir un champ clos d’affrontements entre les deux têtes de l’exécutif, ne s’ouvrant que sur des impasses et l’instabilité, au moment où le pays a plus que jamais besoin de stabilité. Certains crient à l’incompétence, mais d’autres pointent le cynisme qui transparaît à travers cette quatrième mouture d’un projet qui n’en finit plus d’être remis sur le métier. Et tandis que l’opposition ronge son frein, Ennahdha continue à consolider son pouvoir, en installant ses hommes et son discours.