Qu’est-il arrivé à la Tunisie, pays naguère connu pour la tolérance de son peuple et une certaine culture du dialogue et du juste milieu ? Depuis la révolution du 14 janvier 2011, qui vit le départ forcé du pouvoir de Ben Ali, le pays semble entré dans une ère d’intolérance, dont l’une des manifestations est l’odieux assassinat, le 6 février 2013, de Chrokri Belaïd, une figure de l’opposition laïque actuelle.
La « révolution du jasmin » a rapidement fait fausse route. Ceux qui en ont profité et se trouvent aujourd’hui dans les arcanes du pouvoir ont choisi une voie aux antipodes des valeurs de tolérance qui caractérisaient le pays. L’incitation à la haine et même à la violence a dominé le discours des « révolutionnaires ». Dès le départ, l’esprit de vengeance a été consacré comme mode de règlement des litiges. L’ancien régime, diabolisé à outrance, est devenu synonyme de « corruption ». Ses anciens responsables sont devenus des « symboles » à abattre. Sans ménagement, d’anciens ministres et conseillers de l’ancien président ainsi que plusieurs hauts commis de l’État (dont cinq anciens PDG de la télévision publique) sont toujours détenus dans la prison civile de Mornaguia, près de la capitale. D’autres dignitaires de l’ancien régime, dont environ 300 anciens hauts responsables et une centaine d’hommes d’affaires, sont encore interdits de quitter le territoire tunisien et sont constamment harcelés par la justice.
Enfonçant le clou, les nouvelles autorités ont entrepris d’ajouter à l’acharnement judiciaire l’exclusion politique. Le 9 mars 2011, le tribunal de première instance de Tunis décidait de la dissolution du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’ancien parti au pouvoir. Puis, l’année dernière, des députés de la coalition au pouvoir se sont employés à confectionner une loi dite de « protection » ou de « fortification de la révolution ». Dans les faits, il s’agirait d’exclure de la vie politique les anciens militants du RCD et les responsables de l’ancien régime à quelque échelon que ce soit. Appliquée à une classe politique qui assurait la marche de l’État pendant des décennies et aux membres d’une formation politique qui revendiquait deux millions d’adhérents (sur une population tunisienne totale de dix millions d’âmes), une telle mesure reviendrait à une exclusion politique à grande échelle. Ce qui ne serait pas sans conséquence sur la stabilité du pays, le rétablissement de l’économie, et bien sûr, sur la réconciliation nationale.
Comment briser cette spirale de règlements de comptes et le déversement d’affaires essentiellement politiques sur un pouvoir judiciaire déjà terriblement débordé et tiraillé ? Comment arrêter une instrumentalisation opportuniste du passé, une instrumentalisation qui rouvre les plaies et ravive les vieilles rancœurs, déstabilisant ainsi une société déjà fragilisée ? Si, pendant les premiers mois de la révolution, les partisans de la vengeance et des procès punitifs à l’endroit de l’ancienne classe dirigeante, épaulés par des campagnes médiatiques commandées, rencontraient un écho favorable auprès du petit peuple, les gens réalisent désormais que les gouvernements successifs, depuis le 14 janvier 2011, ont fait fausse route. Le pays est au bord de la guerre civile et de la banqueroute économique. Seules quelques franges radicales cherchent encore à attiser le feu de la vengeance et de la haine.
Le processus d’élaboration de la feuille de route de la justice transitionnelle a pris trop de temps. Plus grave encore, le projet de loi préparé à cette fin ne repose sur aucune vision claire à même de promouvoir la vérité et la réconciliation nationale. Dans ce processus, trop exposé aux calculs partisans, on a négligé les mécanismes qui auraient permis non seulement de tirer les conclusions du passé, mais aussi de rendre justice aux victimes de la répression. Faute de tels mécanismes, les victimes demandant indemnisation sont aujourd’hui taxées « d’opportunisme ». Pourtant, la Tunisie aurait pu s’inspirer des expériences réussies d’autres pays, comme l’Afrique du Sud ou l’Espagne. Il n’était pas rare, à Tunis, d’entendre réclamer un « Mandela tunisien », qui œuvrerait à réconcilier les Tunisiens avec eux-mêmes, avec leur identité et avec leur histoire.
Le modèle sud-africain, qui avait vu le leader Mandela, incarcéré un quart de siècle par le pouvoir raciste de Pretoria, engager son pays sur la voie du pardon national à travers une commission vérité et réconciliation, était souvent cité par les experts comme une voie à explorer en vue de sortir de l’impasse actuelle en Tunisie. En proie aux calculs populistes et électoralistes, les dirigeants politiques et les activistes de la société civile, qui se sont emparés de ce dossier, ont décidé autrement. Quel gâchis !
Ainsi, les deux commissions d’enquête sur les crimes et les abus commis pendant le soulèvement de décembre 2010 à janvier 2011, et dans les autres épisodes du passé, ont été trop souvent instrumentalisées par les pouvoirs en place, et ce à des fins de règlements de comptes. Les autorités, qui se sont succédé après la révolution, ont opté plutôt pour une « justice des vainqueurs », orientée vers la chasse aux sorcières et les mesures de persécution et de punition sélectives. Aucun intérêt pour les fins thérapeutiques ou reconstructives de la justice transitionnelle n’a été montré par aucun parti politique. Évidemment, les tentatives de réforme de l’appareil judiciaire et sécuritaire et de l’administration étaient irréalisables dans le climat délétère ambiant.
Il n’y a eu aucun progrès dans le sens de la réconciliation nationale. Le terme est même devenu tabou dans le discours des partis politiques, y compris celui des partis comprenant des anciens du RCD et du pouvoir d’avant 2011. Ironie du sort : l’ex-premier ministre Béji Caïd Essebsi qui, pendant son mandat, avait soutenu la persécution sélective des anciens responsables, est aujourd’hui lui-même visé par le projet de loi dite de « protection de la révolution ». Cette loi aboutirait à l’exclusion politique de tous les anciens dirigeants du gouvernement Ben Ali et du RCD. Aujourd’hui encore, et malgré tous les risques encourus par le pays, la réconciliation nationale ne figure pas parmi les objectifs de la formation Nidaa Tounes (l’Appel de Tunisie), dirigé par Caid Essebsi, ni dans celui d’aucun autre parti. La plupart des politiciens pensent que l’objectif de la réconciliation nationale ne galvanise pas les foules autant que celui de la mouhassaba (« rendre des comptes »), c’est-à-dire un processus punitif sans valeur reconstructrice. La priorité est aux calculs partisans et non à l’intérêt suprême d’une nation déjà fragilisée par la polarisation.
Dans ce climat, il est normal que les tentatives de dialogue national peinent à décoller. Houcine Abassi, le secrétaire général de la puissante centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), a bien essayé de lancer un dialogue pluriel en vue de convenir d’une feuille de route pour une transition apaisée. Perçue par les islamistes comme étant un adversaire idéologique, l’UGTT n’y est pas parvenue. Son initiative a pâti du boycott du mouvement Ennahdha au pouvoir et de son allié du Congrès pour la République (CPR), dont est issu le président de la République, Moncef Marzouki. Le contexte général de mobilisation belliqueuse dans les deux camps, laïc et islamiste, n’était aucunement propice au dialogue. Le devenir du pays étant devenu un enjeu de pouvoir, chacun veut s’en saisir à des fins de conquête ou de conservation d’acquis partisans ou claniques, bien souvent illusoires.
Le problème en Tunisie postrévolutionnaire est l’échec des élites à proposer une alternative aux schémas revanchards et destructifs du passé. Mal préparées à la gestion des affaires de l’État, ces élites tendent à recycler la myopie politique des régimes de Bourguiba et de Ben Ali, qui avaient érigé l’exclusion en doctrine d’État. Tirant la légitimité de leurs actes révolutionnaires, ils ont même ravivé la tradition abjecte de l’utilisation politique de la prison comme moyen de punir les anciens responsables de l’État. Sans la vision salvatrice d’un « Mandela tunisien », la Tunisie risque de ne pas réussir sa transition pacifique et démocratique. Dommage. On aimerait bien voir un prix Nobel tunisien à Stockholm.