Il y a près de dix ans, des dizaines de Marocains sont venus témoigner dans les médias et en public des souffrances qui leur avaient été infligées durant les années de plomb. Sous l’égide de l’Instance équité et réconciliation (IER), instituée par le roi Mohammed VI en janvier 2004, il s’agissait de faire la lumière sur la répression, les disparitions, les tortures et les détentions arbitraires survenues sous le long règne du roi Hassan II, entre son accession au pouvoir en 1956 et sa mort en 1999.
Les auditions des victimes, ouvertes aux journalistes nationaux et étrangers et retransmises par la radio et la télévision, devaient permettre aux victimes et à leurs proches de témoigner devant l’opinion marocaine. Outre l’indemnisation des victimes et de leurs ayants droit (9 000 dossiers au total), l’IER devait imaginer des formes originales de réparation permettant aux anciens détenus de se réinsérer, proposer des mesures pour prévenir les récidives d’atteinte aux droits de l’homme de la part de l’État et des agents de l’ordre public, et jeter les fondements d’un ordre démocratique. Ce travail d’investigation, de recherche, d’évaluation et d’arbitrage a permis de restituer une mémoire occultée et d’entamer un travail d’écriture de l’histoire des années de plomb, qui se poursuit depuis. Il s’agit moins de tourner une page, aussi douloureuse fut-elle, ou de régler des comptes que d’intégrer la dimension répressive de cette période dans l’histoire marocaine.
Plusieurs recommandations de l’IER ont été prises en compte dans le droit positif : réforme des codes des libertés publiques, des procédures pénales, de la famille, de la presse, ainsi que l’organisation des établissements pénitentiaires ; lois sur les partis, l’état civil et l’adoption. Le Parlement a par ailleurs voté une loi sur la lutte contre la torture reprenant les normes internationales en la matière. Elle prévoit des sanctions contre les agents de l’État qui se rendraient coupables de torture ou de mauvais traitement. Enfin, dans une approche originale, des réparations communautaires (programmes de développement économiques et culturels) ont été prévues en faveur des communautés et des régions et communautés qui estimaient avoir souffert collectivement de la répression.
Cette rupture dans la culture de l’impunité s’est cependant arrêtée au milieu du gué, en raison du refus des autorités de laisser identifier publiquement les responsables des actes incriminés, officiers et fonctionnaires, ou de les poursuivre en justice. Une amnistie générale a en effet été décrétée. Même si elle ne s’est pas accompagnée de procès contre les tortionnaires au service de l’ancien monarque – au risque de voir de nouveau émerger la mémoire historique dans l’espace public comme en Espagne –, la dimension symbolique de la démarche marocaine était importante. Plusieurs pays arabes : Tunisie, Égypte, Libye veulent s’inspirer de cette expérience pour tourner la page noire de leur passé récent et enclencher le cercle vertueux de la démocratie.
L’arrivée des islamistes au pouvoir, à Rabat, n’a pas bouleversé la donne, malgré les inquiétudes qu’elle a suscitées dans la classe politique et parmi les démocrates. Le souverain qui a initié le processus et la société civile qui l’a adopté y veillent.