À la fin des années 1970, le groupe musical marocain Jil Jalala construisit sa célébrité sur une chanson aux paroles prémonitoires ; il interpellait un vieux monarque dont les dérives autoritaires allaient porter à leur apogée les tensions entre gouvernants et gouvernés au Maroc. Le refrain en était : « Où me conduis-tu, mon vieux, dis-moi donc, où me conduis-tu. » Il résonne encore dans les oreilles de toute une génération de Maghrébins frustrés, qui voyaient leurs luttes pour l’indépendance, la liberté, la démocratie et le développement dévoyées. Près d’une année après son installation aux manettes, les Tunisiens, revenus de l’euphorie de la chute de la maison Ben Ali et désormais sceptiques quant au devenir des « printemps arabes », sont en droit d’interpeller Ennahdha sur le même ton : « Où nous conduis-tu, où nous conduit-on donc ? »
Une majorité est désormais convaincue que les pistes sur lesquelles le mouvement islamique au pouvoir s’emploie à la pousser sont incertaines, périlleuses, voire aventureuses, et que les méthodes employées sont de plus en plus alambiquées. Au double langage, s’ajoute la manipulation des acteurs au service d’un seul objectif : asseoir le pouvoir islamique sur des bases autoritaires, faisant fi des promesses de démocratisation qui avaient fleuri au début des « printemps arabes ». « Ennahdha est au pouvoir pour longtemps, très longtemps », prédit avec une assurance suspecte Rafik Abdessalam, ministre des Affaires étrangères et gendre du « guide » du mouvement, Rached Ghannouchi, sans même attendre les résultats des prochaines élections générales.
Pris en tenaille entre la violence salafiste au service d’un projet obscurantiste et dictatorial et la tentation de leurs adversaires (femmes, démocrates, artistes, intellectuels séculiers) d’y répondre par des actions aussi violentes, le pays est en train de glisser lentement vers l’inconnu. Il ne faut pas minimiser l’agression à la voiture bélier à Sfax qui visait un des principaux conseillers du premier ministre, Lotfi Zitoun, chargé du dossier de la communication, en plein débat, très chaud, sur le rôle de la presse et des médias dans la Tunisie post-Ben Ali. Les autorités se sont empressées de l’attribuer à des chauffards éméchés pour lui dénier tout caractère politique. Elle marque pourtant un tournant. À la violence unilatérale infligée par les salafistes et leurs alliés d’Ennahdha au camp d’en face, des militants excédés de la société civile sont tentés de répondre avec les mêmes arguments « contondants ».
Les échauffourées provoquées par la visite à Moknine (Sahel) du même Lotfi Zitoun révèlent une même tendance au durcissement des contestations interpartisanes. En se multipliant à travers le territoire, ces incidents risquent d’apparaître un jour comme les prémices d’un affrontement généralisé, dans un contexte où la paix sociale est déjà fragilisée par les rapports exécrables entretenus par Ennahdha avec le principal syndicat national, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT).
Responsable en chef de cette évolution qui porte en elle tous les dangers comme la nuée porte l’orage : les autorités en place. En charge de l’ordre, leur connivence avec les salafistes ne cesse de légitimer les appels à l’autodéfense d’autres acteurs harcelés, désignés à longueur de journée par les « barbus » à la vindicte populaire. Parmi eux, certains attendaient leur heure pour prendre leur « revanche » – d’où les incidents épars que l’on enregistre actuellement à travers le pays. Car malgré les débordements : obstruction à la tenue de festivals et de spectacles profanes comme à Bizerte et Menzel Bourguiba, attaques de bars, intimidation de safirates » (femmes en cheveux), harcèlements contre des touristes, le gouvernement ne bouge pas, ou très peu. Et le « guide » d’Ennahdha persiste et signe : « Le phénomène salafiste, a-t-il répété, est un phénomène tout à fait compréhensible. Il est le résultat de l’oppression dont l’islam a fait l’objet depuis des dizaines d’années dans ce pays. Il faut l’appréhender comme un phénomène intellectuel (sic). Mais s’il se traduit chez certains par la violence, alors il faut sévir, car nul n’est au-dessus de la loi. »
Sauf que le gouvernement, loin de sévir, multiplie les manifestations de compréhension et parfois de mansuétude à l’égard de ces « fous de Dieu » que ne cessent de s’enhardir face à autant de laxisme. Cette inaction est à l’origine de l’exaspération croissante d’une majorité d’électeurs qui avaient cru aux promesses sans lendemain d’Ennahdha de retour à l’ordre.
Malmené lors du dernier congrès de son mouvement (ceci expliquant sans doute cela), Lotfi Zitoun, qui escomptait une plus grande reconnaissance des militants, tente depuis de rebondir en s’attaquant au maillon le plus faible de la société politique : les médias. Une partie de ces organes est en effet propriété de l’État, régie par des règles de fonctionnement héritées de l’ancien régime qui accordent aux gouvernants toute latitude de faire et de défaire les directions et les collectifs rédactionnels. L’autre partie, privée en théorie, est tributaire des commandes publicitaires publiques. Enfin, de nombreux journalistes, qui s’étaient distingués par une adhésion souvent forcée à l’ancien régime – qu’il est trop facile de leur reprocher aujourd’hui – subissent un chantage larvé dans le but de les tétaniser.
Réalisant le parti qu’il pouvait tirer de ce puzzle complexe – caractéristique de toute transition –, Lotfi Zitoun a enflammé la scène médiatique en annonçant la publication prochaine d’une « liste noire » de journalistes corrompus passibles des tribunaux, en faisant l’amalgame entre les exclus de la maison Ben Ali et ses anciens porte-voix. Il a ainsi beau jeu d’user des diverses touches de ce clavier infernal pour les discréditer tous, notamment ceux qui, soutenus par le Syndicat national des journalistes (SNJ) de Najiba Hamrouni, se battent au nom de la liberté d’expression pour échapper à la férule d’Ennahdha.
L’affaire de Sami Fehri est symptomatique de cette ambiguïté et de ces dérives au plus haut niveau de l’État. Proche de Ben Ali, associé à son beau-frère Belhassen Trabesli dans la société de production Cactus – qui avait réussi à étendre ses tentacules à tous les programmes de la télévision publique sous l’ancien règne –, le patron de la chaîne de TV Ettounsiya, épargné depuis la chute de son ancien protecteur, a été arrêté sans préavis et jeté en prison. Pour corruption, selon les autorités. Dans le cadre d’une chasse aux sorcières visant les médias qui ne fait que commencer, selon ses partisans. Il lui serait reproché la diffusion d’un programme satirique qui éreintait le gouvernement. « Trop, c’est trop », a-t-on entendu s’exclamer un ministre peu avant l’interpellation de Fehri.
Pour le SNJ, cette énième tentative d’intimidation des journalistes marque la volonté d’Ennahdha de dompter les médias et de remettre en cause l’un des rares acquis du sursaut populaire tunisien contre Ben Ali : la liberté d’expression.
Cette atmosphère tendue est marquée par plusieurs incidents : la violente bourrade assénée par le président Moncef Marzouki à son allié d’Ennahdha, l’accusant de chercher à contrôler les rouages administratifs et politiques du pays ; la prise de distance de l’un des chefs du mouvement islamique, Abdelfattah Moro, avec le Qatar et l’Arabie Saoudite accusés d’ingérence dans les affaires intérieures de la Tunisie ; la mobilisation d’Ennahdha contre Nidaa Tounes, le mouvement fondé par l’ancien ministre Béji Caid Essebsi, qui lui fait de plus en plus de l’ombre. Il y a, surtout, le pavé dans la mare lancé par l’ancien président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, Yadh Ben Achour, qui nourrit toutes les conversations. « La religion a investi massivement le champ du débat social et politique, à tel point qu’on commence à en avoir une sorte d’indigestion », a averti ce spécialiste de l’islam, quasi-compagnon de route d’Ennahdha.
Il a dénoncé pêle-mêle les « imams voyous » qui s’en prennent aux artistes, les « procès iniques et moyenâgeux » intentés par l’État aux créateurs ; et les « débats incessants autour de la charia, de l’adoption, du code du statut personnel, de la polygamie, du niqab [voile intégral] et des muqaddassat [le sacré] », tandis que, souligne-t-il, les « véritables problèmes du pays [chômage, croissance, éducation, pauvreté] sont laissés de côté ou remis aux calendes grecques ».
Impatience, regrets, inquiétude, ressentiment… Un climat délétère est en train de s’installer à l’ombre d’un agenda politique fluctuant – incertitude sur la date de l’achèvement de la Constitution en chantier depuis plus d’un an, et sur la date des prochaines élections censées asseoir la légitimité des pouvoirs. Ennahdha en joue pour endormir une population lassée des querelles partisanes et des discours sans lendemain. Comme en écho, des dizaines de galères de harragas ont repris le large vers Lampedusa (Italie). Une centaine de candidats à l’eldorado européen ont déjà péri en mer.