Avec les années, Brice Wassy, batteur compositeur, et Jean-Jacques Elangué, saxophoniste compositeur, se sont fait un nom. En dépit de l’expérience accumulée et de la reconnaissance de leurs pairs, ils ressentent aujourd’hui le besoin de prendre les choses en main pour défendre leurs conceptions du jazz. Le Kelin Kelin Orchestra (KKO), monté par leurs soins, regroupe la fine fleur africaine et caribéenne de jazz à Paris. Attachés à la liberté créative de cette musique, ces hommes, qui attendent que les projecteurs s’éclairent enfin dans leurs directions, invitent les oreilles curieuses à redécouvrir l’héritage traditionnel africain à travers des compositions sophistiquées et festives. It’s time for nku jazz !
Outre la musicalité de ce mot, pourquoi avez-vous choisi ce nom Kelin Kelin Orchestra ?
Jean-Jacques Elangué C’est le nom que l’on donne à une feuille à partir de laquelle on fait la sauce gombo que tous les Africains connaissent. Au Cameroun, les musiciens ont l’habitude de se faire appeler « gombistes » (celui qui fait de l’argent – du gombo – avec sa musique). Au lieu de faire le Gombo Orchestra, on a fait le Kelin Kelin Orchestra…
La valorisation de l’héritage traditionnel a toujours été le leitmotiv dans vos créations jazzistiques ? Est-ce bien le cas ?
Brice Wassy Absolument.
Jean-Jacques Elangué Nous avons une seule idée en tête, poursuivre ce que notre patrimoine nous a laissé comme héritage. Cela veut dire aller chercher des détails dans notre culture et essayer de les mettre à la sauce d’aujourd’hui avec les outils que nous avons.
Après toutes vos pérégrinations, au-delà de l’envie de jouer ensemble, qu’est-ce qui a motivé ce retour aux sources et la formation de cet orchestre ?
Brice Wassy Ce n’est pas la première fois, on ne fait que continuer. Plus ça va, plus on prend de l’âge… et là, on a vraiment envie d’y aller à fond.
Jean-Jacques Elangué Pour ma part, il y a une prise de conscience collective qui voudrait que, malgré nos expériences individuelles et passées, nous soyons obligés de prendre les choses en main et d’y aller d’une seule voix pour essayer vraiment d’attirer les spots vers nous. (Rires.)
Y a-t-il vraiment des pans de la musique africaine inexplorés par des artistes comme vous, aguerris au jazz, au funk à l’afrobeat ?
Brice Wassy On va déjà valoriser les choses qui nous ont bercées dans l’enfance, faire connaître aux plus jeunes des musiques qu’ils ne connaissent pas forcément.
Jean-Jacques Elangué Nos aînés ayant déjà mis un pied à l’étrier, nous allons continuer sur cette voie, en nous inspirant de ce qu’ils ont fait, et bien sûr aussi de ce que le monde nous apporte de positif.
Faire tourner un big band avec des musiciens de votre trempe, que l’on peut soupçonner d’être des puristes du jazz, n’est-ce pas un grand défi à relever ?
Brice Wassy C’est vrai, c’est un défi. C’est justement cela qui nous excite, et nous mettons toute l’énergie pour y arriver.
Jean-Jacques Elangué C’est la première fois aussi que des Africains s’organisent ainsi, pour présenter un big band « éclairé » avec une couleur un peu contemporaine.
Vous êtes africains et vous le clamez encore plus haut au travers de cette formation. Qu’en est-il de la diffusion de votre musique en Afrique ?
Brice Wassy Nous avons un petit déficit par rapport à cela, c’est vrai. Nous espérons avoir accès aux médias, chose que l’on n’a pas souvent eue. Plus on aura accès à des médias, et plus les gens sauront de quoi nous voulons parler.
Jean-Jacques Elangué Ces médias dont parle Brice sont très importants. S’il n’y a pas de première pierre posée, personne ne nous écoutera.
Votre initiation musicale commence au Cameroun, où vous aviez découvert les grandes figures du jazz. Depuis, le statut du jazz a changé, est devenu une musique plutôt élitiste. Quel regard portez-vous sur ces transformations ?
Jean-Jacques Elangué Le jazz a toujours été une musique qui n’a pas peur de se mélanger aux autres, de se transformer, d’aller un peu chatouiller telle ou telle musique. Pour moi, c’est dans la norme des choses que le jazz soit dans la position où il est.
Brice Wassy Quand j’étais petit, mes parents disaient : « Nous allons au jazz », c’est-à-dire, « nous allons nous amuser ». On dit que le jazz, c’est un peu la liberté de jouer. Dans nos musiques traditionnelles, cette liberté, c’est ce jazz que je connais, le jazz authentique, le mangabeu, le ndanzi, des musiques où chacun peut s’exprimer. C’est ça pour moi le jazz, c’est ce que j’appelle le nku jazz.
Jean-Jacques Elangué La liberté dont parle Brice se manifeste concrètement par le phénomène de l’improvisation. Dans nos musiques dites traditionnelles, il y a de l’improvisation. On peut entendre, lors des funérailles chez les Bamilékés par exemple, un groupe de gens chanter, avec un soliste au milieu qui envoie des onomatopées, un chœur qui répond, un rythme derrière. C’est une forme d’improvisation, d’échange, de jazz, si on veut.
Le jazz tout comme le funk et l’afro-beat ont eu, avant le hip-hop, leur part de hargne à exprimer. Vous considérez-vous comme des artistes engagés ?
Brice Wassy Je considère que je suis engagé puisque je défends ces traditions depuis des années.
Jean-Jacques Elangué L’engagement ne date pas seulement d’aujourd’hui, on ne peut pas renier cet état de choses. Aller vers un orchestre comme celui-ci, avec la prétention de prendre ce qu’il y a dans notre patrimoine et le valoriser, ce n’est pas une mince affaire. J’espère que les gens nous suivrons.