Le buste érigé confère un air de noblesse à cette mère sculptée dans le bois, assise sur un tabouret. Des trois enfants qu’elle porte, l’un est placé à califourchon sur ses épaules, l’autre est enlacé sur le dos et le dernier, allongé sur ses jambes, est en train d’allaiter.
La proéminence recherchée des seins est censée exprimer le pouvoir de la fécondité et la « force du lait » de la génitrice de l’humanité. Une allégorie qui, sur le plan esthétique, n’est toujours pas liée aux attributions strictement féminines, comme en témoignent les cornes d’antilope véhiculant les mêmes valeurs symboliques et posées en superstructure des masques utilisés par les percussionnistes lors des cérémonies funéraires.
Œuvres d’art d’après la vision occidentale, éléments participant de croyances et rituels complexes des populations de la Middle Belt du Nigeria, selon le génie collectif d’où ils sont issus, ces objets ont été réunis dans l’exposition multimédia « Nigeria, art de la vallée de la Bénoué », au musée du quai Branly, à Paris.
Une manifestation dont l’intérêt ne saurait se limiter à l’aspect purement expressif, qui est déjà en soi porteur d’implications d’ordre sociologique ou spirituel. Car ces créations sont tout autant révélatrices, par leur genèse comme dans leur usage, d’une dynamique d’évolution et d’un système d’échanges au sein des différentes populations du bassin de la Bénoué. Elles doivent être appréciées en dehors des clichés d’origine coloniale, malheureusement aujourd’hui encore si répandus lorsqu’il s’agit de définir les relations intercommunautaires, ou la notion même d’ethnie en Afrique noire.
On veut souligner par là que les identités de ces populations principalement agricoles, loin d’être immuables et circonscrites, sont fluctuantes dans le temps et dans l’espace, et cela au gré des contacts extérieurs, de la pénétration étrangère ou des changements technologiques.
La maternité aux trois enfants et aux seins protubérants en particulier, si elle évoque l’importance de la fonction de reproduction dans ces communautés paysannes à la lisière des savanes subsahariennes, des espaces forestiers méridionaux et des hauts plateaux du nord plus proches du Sahel, est aussi emblématique de cette mobilité des humains et des objets qui caractérise les cultures matérielles dominantes dans la sous-région.
Avant d’être tour à tour attribuée aux Yoruba, aux Afo ou aux Idoma (les premiers ne faisant même pas partie, contrairement aux deux autres, des peuples de la Bénoué), cette maternité fut finalement considérée comme typique d’une tradition transrégionale qui n’est pas forcément à circonscrire à un foyer de création spécifique.
Dans la Basse-Bénoué (l’un des trois secteurs géographiques, avec la Moyenne et la Haute-Bénoué, qui ont également structuré l’exposition du musée du quai Branly), les communautés diverses partagent, il est vrai, un univers cosmogonique cohérent, et dont on retrouve aussi certains traits culturels chez les Igbo de la Cross River. Mais ce serait une erreur que d’associer des genres spécifiques à des communautés localisées.
En fait, l’ethnicité ne fonctionne pas comme critère unique pour situer l’identité esthétique des styles qui ne correspondent pas forcément à un seul lieu ou à un seul groupe.
« Le bassin de la Bénoué, souligne Marie Roy, membre de l’équipe du quai Branly qui a organisé l’exposition, est un espace de minorités aux traditions animistes et marquées par une grande diversité linguistique. Dans cet espace, jamais des frontières fermées n’ont empêché les contacts, échanges ou mouvements migratoires, et les objets voyageaient autant que les hommes, ce qui a donné lieu, sur le plan artistique, à de nombreux phénomènes transculturels. C’est la colonisation qui a voulu figer les gens, les pousser à la sédentarisation, les inscrire dans un paysage déterminé. Là où il y avait un espace ouvert, on a essayé de cloisonner ses habitants dans un territoire établi. »
Avec ses origines indéterminées, la mère itinérante de la Basse-Bénoué est exemplaire d’un environnement culturel, certes soumis aux pressions du djihadisme du réformateur musulman Ousman Dan Fodio fin xviiie début xixe siècle, puis des colons. Mais il en a subi une influence mineure comparé aux populations sahéliennes et forestières, surtout grâce à un réseau routier peu développé favorisant la permanence de la vie traditionnelle. Un isolement fertile, si l’on considère le remarquable dispositif créatif qui a permis à ces œuvres, d’une valeur et d’un dynamisme indéniables, de garder intacts leur attrait et leur actualité.