La scène remplie d’instruments est dressée face au public attablé dans une atmosphère bon enfant. Des couples, jeunes ou plus âgés, consomment des plats de poisson pané et de poulet aux plantains, tomates et haricots verts. Au cœur du quartier de Mvog Beti, La Réserve est l’un des cabarets à la mode de Yaoundé, la capitale du Cameroun assise sur ses sept collines aux airs rafraîchissants. En ce jeudi d’hiver tropical – on est début juillet –, les gens, nombreux, écoutent les fades mélodies de vieux slows français ou de la « soupe » anglophone. Une jeune chanteuse aux formes opulentes remue son derrière face aux spectateurs amusés, sur fond d’un succès de Lady Ponce, la star du pays aux postures de la guerrière sexy.
À son tour, un quartet bien connu monte sur les planches. Tête de vieux routier aux dreadlocks négligées, celui qui paraît le patron de la bande est flanqué d’une jeune femme, basse à la main, jeans et cheveux courts. En peu en retrait, deux autres complices complètent la ronde. Les guitares s’enflamment, les graves grondent, la batterie martèle et l’ambiance monte d’un cran. Les commensaux se lèvent : enfin ils se reconnaissent dans cette vibration du terroir aux appels irrésistibles, fierté musicale des Beti.
Au début des années 1980, ceux-ci n’avaient pas leur style et le makossa des Sawa côtiers dominait le paysage musical du Cameroun. Puis, le bikutsi vint, surgi des complaintes féminines et des chants entonnés lors du départ des guerriers dans la grande forêt qui occupe le centre du pays. Une formation d’artistes aux allures punky, les Têtes brûlées, propulsa cette musique sur l’arène locale, puis internationale. Roger Bekongo, le vieux routier en dread de La Réserve, figurait parmi les pionniers de ce groupe que la gloire attendait, à l’aube d’un genre qui fera fureur, porté par une formation qui lui donnera sa renommée.
Maître d’œuvre du groupe : le journaliste du Cameroun Tribune et peintre Jean-Marie Ahanda. « Il a concocté son projet lors de l’un de ses va-et-vient en France, en réunissant les meilleurs guitaristes éparpillés dans les divers orchestres du pays ou engagés par les groupes du Nigeria, comme celui de Fela », nous racontera plus tard Roger qui, avant de jouer des cordes, faisait le choriste auprès des pères fondateurs des Têtes brûlées, les Mballa Roger’s et autres Ohandja Étranger. Deux albums vont paraître avant l’arrivée de l’homme-légende, Zanzibar, le guitariste au doigté fou, repéré dans un cabaret et prématurément décédé en 1988.
La musique bat son plein à La Réserve, les solos de Roger déchaînent l’euphorie, des accords limpides se dénouent dans la polyrythmie aux agencements hyper saccadés. Le mélomane désabusé ressent d’autres échos maintenant. C’est de la musique pure, se dit-il, qui a jailli des douces harmonies du balafon, des frappes psychotropes des tam-tams. Et Roger, une figure d’une autre époque qui perpétue le savoir des génies de la source. Autour de lui, André Afata, le vieux batteur, la jeune bassiste Jackie Bass et Bébé à la guitare rythmique.
Nous avons donné rendez-vous à Roger au Diana Bar de la Cité Verte. Et l’histoire des Têtes brûlées défile avec les tournées européennes, la rencontre avec le producteur français Dominique Misslin, qui débarque à Yaoundé avec Kassav’ et « flashe » sur le groupe, la participation à Man no run, le film de Claire Denis, le prix Découvertes en 1987, la mort de Zanzibar, la dislocation de la formation et ses renaissances, autant nombreuses que ses éclipses. Car le temps passe mais la musique pure, celle qui atteint à la source, reste.