Essai Le trio Deltombe, Domergue et Tatsitsa revient sur la guerre cachée du Cameroun (1) pour mieux souligner comment la doctrine contre-insurrectionnelle appliquée pour la première fois en Afrique par les Français perdure aujourd’hui à travers les régimes despotiques qu’elle a soutenus ou soutient toujours.
Retour sur la guerre du Cameroun avec les trois auteurs de Kamerun !(2), Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, qui sortent La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique. Ce deuxième opus commun, synthèse du précédent, propose, avec des faits inédits et un nouvel éclairage, une mise en perspective plus actuelle des événements relatés : « La guerre du Cameroun n’appartient pas à un passé révolu [elle] est au contraire brûlante d’actualité […] Comment envisager l’avenir de ce pays sans comprendre que cette guerre, qui n’a jamais existé officiellement et qui n’a donc jamais pris fin, s’est perpétuée sous la forme d’un régime despotique qui perdure encore aujourd’hui. »
Un cas d’école
Ce régime est l’un des avatars actuels de la Françafrique, expression créée par feu François-Xavier Verschave lorsqu’il présidait l’association Survie. Elle définit l’ensemble complexe de relations, opaques ou manifestes, établies à la charnière des indépendances par l’ex-puissance coloniale avec les pays issus de la colonisation afin d’y pérenniser, sous une autre forme, la domination ancienne.
Dans la genèse de ce phénomène qui demeure une spécificité française, le Cameroun est un cas d’école. Car il est le seul pays dans lequel un courant réellement indépendantiste s’est opposé au transfert du pouvoir à une élite locale formatée pour assurer à Paris le maintien de ses privilèges en termes d’appropriation des ressources et de contrôle militaire. La réaction contre ce mouvement qui bénéficiait d’une large adhésion des masses et était guidé par l’Union des populations du Cameroun (UPC) d’Um Nyobe fut impitoyable. Les troupes françaises menèrent – directement dans un premier temps, par procuration à travers la nouvelle armée camerounaise ensuite – une guerre contre les combattants upécistes et les populations civiles qui étaient censées les appuyer. Cela sans se soucier d’aucune limite posée par le droit international, le statut des belligérants et les lieux où les opérations se déroulaient.
Cette guerre fut conduite selon une nouvelle théorie militaire qui avait été expérimentée en Indochine, était appliquée à peu près à la même période en Algérie et sera pratiquée une quarantaine d’années plus tard au Rwanda, lors de l’exécution du génocide : la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR). Ses méthodes étaient considérées comme « révoltantes pour la conscience humaine » par l’un de ses théoriciens, le colonel Lacheroy, un saint-cyrien ancien d’Indochine et d’Algérie qui échouera dans les rangs de l’OAS. Déportations, camps de concentration, disparitions forcées, assassinats ciblés, bombardements au napalm, militants ou présumés tels enterrés vivants, torture et « action psychologique », en un mot : la terreur. Avec les têtes coupées des ennemis exposées sur des piques à l’orée des villages. Et un bilan que l’on peut calculer, selon les estimations les plus fiables et non officielles, entre cent 150 000 et 200 000 victimes.
La mal nommée « guerre révolutionnaire »
Le cas du Cameroun est par conséquent emblématique. Revenir sur les raisons et les dynamiques de la guerre est également nécessaire pour la mise à jour d’une réalité que certains veulent considérer comme révolue, dans le but évident de la dissimuler. Cette entreprise, prospère, se développe dans le cadre confortant de la mondialisation.
Sur le plan « généalogique », la confrontation particulière de deux segments de la classe politique locale : les pro-Français et les indépendantistes, offre matière à réflexion sur le dénouement du conflit et l’installation à la tête du nouvel État des premiers qui étaient contre… l’indépendance.
Autre aspect essentiel : la genèse de la Françafrique dans la période préparatoire de la « décolonisation » – donc de la formation des acteurs locaux de la post-colonie par les autorités coloniales qui allaient leur céder le devant de la scène – est indissociable de l’application sur le terrain de la « guerre révolutionnaire ». Celle-ci, au-delà de l’ambigüité de la définition, est une doctrine contre-insurrectionnelle portant à la formation d’un « État anti-subversif » dans cette Afrique sous influence de Paris. Un État réfractaire à toute forme de dialogue avec l’opposition politique et la société, à la participation de cette dernière à la gestion des institutions et au partage des richesses naturelles. Un État qui, dans la prévention et la résolution des conflits, est enclin au « management par la terreur », héritage des accords bilatéraux de coopération militaire, signés en préalables aux indépendances octroyées.
À partir de ces accords, la formation des nouvelles armées africaines est assurée par des officiers français selon les principes de la DGR. Avec des effets qui se produisent plus que jamais aujourd’hui, où la gouvernance par la violence et l’« action psychologique » sont systématiquement exercées et avec désinvolture par les autorités des pays de la cuvette congolaise et limitrophes (Congo, République démocratique du Congo, Gabon, Cameroun).
Ainsi, dans l’histoire de la « sale guerre » du Cameroun, pour dompter et détruire l’UPC, sont envoyés sur place ceux qui, parmi les fonctionnaires de l’administration française, sont les adeptes de la nouvelle doctrine de l’armée élaborée dans les années 1950. Tels un Roland Pré, haut-commissaire, ancien résistant contre le nazisme, qui dissout l’UPC en 1955 et commence à donner la chasse à ses militants, ou son successeur, Pierre Messmer, futur premier ministres de Georges Pompidou, à la manœuvre entre 1956 et 1958, l’une des périodes cruciales de la répression.
« Tout crime se paye »
La Guerre du Cameroun est un ouvrage passionnant. Le travail de recherche historique est ici considéré comme l’une des conditions nécessaires à la solution d’une crise qui devient menaçante : « Le Cameroun est au bord de l’explosion… Les autorités françaises savent qu’elles risquent fort de figurer parmi les cibles prioritaires d’une révolte populaire. La guerre trop longtemps enfouie pourrait alors brutalement ressurgir. Tôt ou tard, tout crime se paye », écrivent les auteurs dans les conclusions. Dans la préface, Achille Mbembe avertit que pour sortir de la « bruyante impasse… il faudra sans doute passer par un radical changement de régime. »
On est invité à la lecture dans cet état d’esprit : dévoiler en profondeur les mécanismes de la domination et le dispositif du crime pour penser que les ténèbres d’Afrique centrale ne sont pas éternelles, ni une fatalité.
(1) La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique. Thomas Deltombe-Manuel Domergue-Jacob Tatsitsa, Éd. La Découverte, Paris, 2016, 248 p., 12 euros.
(2) Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Éd. La Découverte, Paris, 2011, 744 p., 25,50 euros.