Entretien avec Mohamed Salem Merzoug
Gérer le Fleuve Sénégal à quatre, qu’est que cela signifie ? Quels sont les principes et les contraintes ?
Gérer un fleuve transfrontalier est un exercice délicat. Il s’agit de construire, entre des États souverains, une communauté d’intérêts et de droit en trouvant un juste équilibre entre les intérêts nationaux et les engagements collectifs. Voici ma conception de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS).
Les principes sont ceux édictés par les conventions de base et reprécisés par la Charte des eaux du fleuve Sénégal du 28 mai 2002 : partage, équité, égalité, coopération, gestion équilibrée de la ressource en eau, obligation de préservation de l’environnement, partage de l’information, recherche du compromis, paix.
Quelles sont les grandes orientations de la politique de développement de votre organisation ?
Nous allons mettre en service la centrale de Félou l’année prochaine, lancer les travaux de Gouina et le plan directeur du réseau de transport de l’électricité, accélérer les travaux en cours des APD et DAO de Gourbassi Koukoutamba et Boureya. Parallèlement, nous préparons la navigabilité du fleuve et les routes Manantali-Mahinanding, Diam-Rosso et Labé-Tougué-Siguiri.
Ce faisant, on construit un vrai socle de prospérité et de croissance apte à ouvrir des opportunités à l’échelle locale. Depuis 2007, un vaste programme appelé PGIRE (Programme de gestion intégré des ressources en eau et de développement des usages à buts multiples du fleuve Sénégal) est en œuvre pour donner aux populations les moyens de tirer bénéfice des aménagements par la redynamisation, la structuration et l’organisation des secteurs productifs et marchands à l’échelle locale et villageoise. Il s’étend sur une période de dix ans, scindée en deux séquences quinquennales.
Je crois que d’ici à 2013, à la fin de la première phase, nous aurons enclenché une dynamique endogène de développement, à triple échelle, propice à la génération de revenus substantiels et durables. D’ailleurs, les populations ressentent déjà, les impacts, sur leur quotidien, des activités du PGIRE.
Sa réussite réside dans la prise en compte raisonnée des contraintes liées à la préservation durable des grands équilibres agro écologiques. Pour éviter d’agir à l’emporte-pièce, nous avons choisi un chemin bien balisé. Il s’est agi d’abord, d’élaborer une ADT (Analyse diagnostique transfrontalière) et d’un Pas (Plan d’action stratégique). Dans un cas comme dans l’autre, on a délibérément privilégié une démarche inclusive. L’implication des acteurs du bassin était, pour nous, un principe d’action.
Cette approche rationnelle nous a permis de fixer des repères, de hiérarchiser les priorités et de mobiliser les investissements nécessaires à la prise en charge des quatre problématiques prioritaires : la santé environnementale, la prolifération des végétaux aquatiques envahissants, la dégradation des berges et la pollution. Chacune est présentement en cours de traitement. La plus marquante est l’« offensive santé » de l’OMVS contre deux grandes pandémies : le paludisme et les schistosomiases, avec des résultats spectaculaires reconnus par tous nos partenaires. Le reste des questions environnementales sera traité dans le cadre du Pas, avec un horizon de finalisation d’ici 2030.
L’autre volet moins connu est un investissement qualitatif dans le développement. Toute notre politique de développement est basée sur la valorisation polycentrique de l’eau. Or, celle-ci est insuffisante, rare et aléatoire. En conséquence, il fallait en maîtriser et en optimiser la gestion, à moins d’exposer nos choix de développement à des fluctuations erratiques, à d’interminables arbitrages et même au non-respect de nos principes fondateurs d’équité et de solidarité.
Aujourd’hui avec la fin du SDAGE (Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux du Fleuve Sénégal), nous arrivons au terme du processus fastidieux d’élaboration de nos outils d’action et d’aide à la décision permettant de travailler à des temporalités adaptées au comportement hydrologique du fleuve.
Je voudrais dire, ici, que nous sommes le seul organisme de bassin d’Afrique à disposer d’outils aussi innovants que performants.
Depuis 2006, la République de Guinée est, à nouveau, membre de l’OMVS. Quels sont les enjeux et les implications de ce retour ?
Je pense que nos États, comme le reste du continent africain, ne se sortiront de la situation de parent pauvre de la mondialisation qu’en se rassemblant. La décision de la Guinée va dans ce sens. C’est ce raisonnement qui m’a conduit à écrire un livre intitulé L’eau, l’Afrique, la solidarité : une nouvelle espérance, publié chez Présence africaine. J’ai poursuivi cette réflexion par un second ouvrage intitulé L’Africanisme solidaire : sur les quais de l’espérance, chez L’Harmattan.
Dans ce cadre, le chef de l’État malien Amadou Toumani Touré est le président en exercice de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement. Quelle dynamique a-t-il insufflée à l’organisation ?
C’est sa philosophie de l’action publique qui a conduit à la mise en place de notre nouvelle infrastructure avec Félou, Gouina, la réhabilitation et la sauvegarde des berges de Kayes, la route Manantali-Mahinanding à lancer au cours des prochains jours, l’accès à l’électricité dans les villages maliens (Mahina et Bafoulabé), mauritaniens et sénégalais (Bakel, Goraye, Sélibaby). Il a tenu à lancer le PGIRE dont j’ai parlé plus haut.
Il a veillé à ce que la navigabilité du fleuve soit une réalité. Grâce à lui, l’OMVS s’est modernisée et élargie avec deux marqueurs clefs : l’élargissement de notre Pacte de solidarité à la République de Guinée et la réforme institutionnelle du système OMVS dans son ensemble.
Quel appel aimeriez-vous lancer aux autorités et aux populations des États membres de l’OMVS ?
Notre organisation dispose de solides marchepieds, structurés par un cadre normatif inédit et innovant. Nous devrions, contre vents et marées, à rebours des tentations déviationnistes et réductrices et dans le respect des intérêts bien compris de chacun, préserver cette noble entreprise collective. D’autant plus que, nonobstant les difficultés, au demeurant normales, sur le long chemin de la croissance, l’OMVS a su résister à l’épreuve du temps.
Lucide, je sais mieux que personne que les difficultés sont innombrables. Elles sont même inéluctables et parfois constructives dans la vie quotidienne d’un tel modèle d’organisation. Aussi, suis-je conscient de nos forces notoires et de nos faiblesses réelles. Mais, je persiste à penser que l’OMVS reste notre destin et notre espoir. Préservons-la, pour nous et surtout pour les générations futures.
Nous n’avons pas à rougir de notre parcours. Bien au contraire, nous devrions en être fiers. En effet, malgré l’amoncellement des défis et, parfois, la ritualisation propre à ce type d’organisation ainsi que la complexité des prises de décision, nous avons toujours trouvé les ressources pour innover et avancer. Sans ce vaisseau collectif, les rapports de force brutaux et mécaniques, les intérêts individuels et privés et les seules ambitions nationales et même identitaires prévaudront avec leur cortège de situations conflictuelles et de guerres. Donc point d’alternative à la responsabilité et l’exercice de nos valeurs communes dont le champ et le creuset sont l’OMVS.